La Russie a presque atteint la fin de ses opérations militaires au Levant, ce qui est loin d’être le cas du gouvernement central à Damas et de ses principaux alliés de « l’Axe de la résistance ».
Moscou se prépare à mettre fin à la présence sur une partie du territoire encore sous la coupe d’Al-Qaïda et de Daech au nord de la Syrie, tout en préparant le terrain à un processus politique qui promet d’être complexe. Il faut toutefois s’attendre à ce que ce processus ne se déroule pas comme le souhaiterait le président Vladimir Poutine pour une raison bien simple. C’est que la position du gouvernement syrien ira à l’encontre de la volonté du patron russe, ce qui ressortira clairement lorsque tous les pays concernés (USA, Turquie, Russie, Iran, Syrie) finiront par se réunir autour de la table de négociations.
La Russie a pu cohabiter avec les USA pendant des décennies en Allemagne à l’issue de la Deuxième Guerre Mondiale, parce que les sphères d’influence étaient divisées entre les pays qui avaient remporté la guerre.
Au Levant, la situation est complètement différente. Même si la Russie est prête à « coexister » avec les USA sur un même territoire en Syrie, le gouvernement de Damas, tout comme ses alliés de « l’Axe de la résistance », ne sont absolument pas disposés à permettre ou à autoriser la moindre occupation étrangère de son territoire, même temporaire.
Les alliés de la Russie perçoivent aussi la présence des forces américano-franco-britanniques comme la principale menace pesant sur la Syrie. C’est qu’elles sont réputées pour leur planification et leur mise en œuvre de changements de régime, et pour leur soutien tacite et inconditionnel à Israël et à ses ambitions expansionnistes qui se traduisent par son occupation des territoires l’avoisinant au Moyen-Orient.
Damas estime que les aéroports illégaux sous contrôle US au nord-est de la Syrie sont utilisés comme stations-service par les avions israéliens. De plus, la présence illégale des Américains sert aussi d’incubateur pour Israël et les USA en territoire syrien au nord du pays échappant au contrôle du gouvernement central, véritable provocation dans une zone contrôlée par les Kurdes qui représente une menace pour la sécurité nationale de la Syrie et celle de ses alliés en Irak et au Liban voisins.
La Syrie considère que l’intervention russe depuis septembre 2015 a contrebalancé de façon positive la position militaire sur le champ de bataille. La participation des Russes a en fait permis de récupérer plus de 50 % du territoire syrien et de libérer Damas, Homs et Hama ainsi que leur périphérie respective, la ville d’Alep et une partie de la région rurale d’Idlib et de Deir Ezzor. Mais la Russie n’aurait pu atteindre cet objectif sans la participation de dizaines de milliers de Syriens et d’alliés (le Hezbollah, l’Iran et ses proches alliés) sur le terrain. Dans les faits, la Russie a dépêché une force terrestre très restreinte, si on la compare à la multitude fournie par les alliés de Damas.
La Russie a également soutenu de manière déterminante le gouvernement syrien aux forums internationaux et a empêché les USA de prendre des décisions sur la scène internationale à l’ONU pour légitimer le renversement du régime. Il est intéressant de rapporter aussi qu’elle est parvenue à limiter deux attaques « disciplinaires » des Américains contre la Syrie (l’une contre l’aéroport militaire de Chouaayrat, l’autre contre des cibles multiples quelques mois plus tard).
Mais la récompense de la Russie au Levant a été, grâce à la Syrie, son retour dans l’arène internationale. Le champ de bataille expérimental qu’a été la Syrie pour Moscou lui a permis de faire étalage de sa capacité militaire et de tirer d’énormes leçons des résultats obtenus par les armes perfectionnées utilisées contre des cibles réelles. Damas a accepté de signer un accord stratégique de 49 ans avec la Russie pour qu’elle maintienne et étende sa base navale dans les eaux chaudes de la Méditerranée. La Russie a pu aussi dynamiser son rôle économique en Syrie au chapitre de l’exploitation des ressources énergétiques et de la reconstruction du pays, qui permettra à des sociétés russes de conclure un nombre illimité de contrats.
Sur le plan politique, la Russie a joué un rôle vital en donnant une impulsion aux pourparlers d’Astana, qui se sont imposés comme une alternative réelle et valable à Genève.
Rien de ce qui précède n’empêchera toutefois la Syrie d’exiger la restitution de tous les territoires occupés, en particulier ceux sous contrôle US, en premier lieu au nord-est d’Hassaké et de Deir Ezzor. La région d’al-Tanf représente une plus grande difficulté parce qu’elle est à découvert en plein désert. Mais elle deviendra insignifiante une fois qu’aura cessé l’occupation US au nord-est.
Le gouvernement central à Damas ne se laissera donc pas intimider et réclamera la restitution du sud syrien, malgré l’accord Russie-USA concernant Deraa et le Golan, où des groupes comme Al-Qaïda et Daech exercent encore le contrôle (1 500 militants de « l’Armée Khalid bin al-Walid » contrôlent huit villages et plus de 200 km2de territoire). Cela pourrait contrecarrer les plans de la Russie de déposer les armes, de mettre fin à la guerre et d’enclencher des mesures politiques pour récupérer les territoires occupés sans combat.
Cependant, la Russie agit comme si elle ne savait pas que les négociations politiques n’obligeront jamais les USA et Israël à se retirer de la Syrie. Dans les faits, ces deux pays n’ont jamais mis fin à leurs occupations de leur propre gré, mais seulement à la suite d’attaques répétées de la population locale qu’ils ont tenté de dominer!
La Syrie et ses alliés (menés par l’Iran) croient avoir gagné cette guerre parce que leur situation sur le terrain contre les djihadistes jusqu’à septembre 2015, soit avant l’intervention russe, était précaire. Aujourd’hui, les pays arabes (et la Turquie) ont perdu tous les mandataires syriens à leur disposition durant la guerre syrienne. Tous les autres mandataires ont été poussés de toutes les villes syriennes vers le nord, et principalement Idlib.
La Syrie et l’Iran ont infligé de sérieux dommages aux pays occidentaux (UE et USA), dont l’objectif depuis 2011 est de renverser le régime syrien dont le président, Bachar al-Assad, assure encore le commandement et le contrôle du pouvoir politique et militaire en Syrie.
Même si le maintien en place du président Assad n’était pas un pré requis pour Moscou (qui est convaincu aujourd’hui de la nécessité de tenir des élections présidentielles), la Russie voudrait maintenant que le peuple syrien choisisse son président. Cela va dans le sens de ce que souhaite Assad lui-même et ses autres alliés stratégiques.
Avec l’Iran et ses alliés, Assad ne trouve aucun point de désaccord à propos des objectifs à atteindre en Syrie. Moscou demeure un allié stratégique de Damas, mais ils ont des points de divergence. L’important, c’est que ces différences ne minent en rien leurs relations amicales, ni le soutien sous-jacent.
Moscou peut dire ce qu’il veut et ses propos peuvent même être contredits par les mêmes responsables russes qui les ont prononcés. Cependant, le langage et les objectifs d’Assad et de l’Iran en ce qui a trait à la guerre syrienne sont identiques et ne semblent pas varier.
Moscou cherchera à obtenir la paix à sa manière sans contredire les objectifs de la Syrie et sans s’immiscer dans les opérations militaires que la Syrie et ses alliés peuvent mener sans le soutien des Russes.
La libération de l’extrême nord-est à Albu Kamal, et de l’extrême sud-ouest à Beit Jinn, a été le fruit des efforts de forces paramilitaires sans soutien aérien de la Russie. La Russie et la Syrie suivent leurs propres politiques qui ne sont pas elles-mêmes en conflit! Il semble que la vision stratégique de Moscou lui permet de coexister sur un même territoire au Levant avec les USA d’une part, et Damas et ses alliés d’autre part, même si les visées des uns et des autres sont conflictuelles.
Par Elijah J. Magnier
Source: ejmagnier ; traduction : Daniel G ; Réseau international