La situation générale en Syrie s’est notablement tendue ces dernières semaines, avec la concentration des forces armées syriennes, assurée du soutien massif des forces aériennes russes, pour lancer un assaut contre la région d’Idleb, la dernière grande région syrienne (outre la partie kurde) qui échappe à l’autorité reconquise du gouvernement syrien et qui constitue le dernier regroupement important de divers groupes terroristes islamistes. (La Turquie est aussi présente, dans une position ambiguë, comme les affectionne Erdogan.)
Les États-Unis y ont un contingent de 2 000 hommes présenté comme une force de lutte contre les terroristes, mais qui joue plutôt un rôle inverse. Cela est conforme à la situation syrienne où les USA ont constamment joué double, sinon triple jeu. Une déclaration à cet égard, venu d’un “officiel de haut niveau” (sans doute Bolton) définit la stratégie US, déjà vue par ailleurs, comme une “stratégie du chaos”, correspondant parfaitement à la situation washingtonienne et à l’état d’esprit de cette énigme insaisissable, informe et infâme, que l’on nomme “pouvoir” ou “direction” du système de l’américanisme, déployée à “D.C.-la-folle”.
Le 6 septembre, nous citions Jason Ditz, d’Antiwar.com… « En 2013, les hauts responsables de l’administration Obama ont décrit leur politique pendant la guerre de Syrie comme celle de maintenir la guerre. L’administration voulait occuper une place importante à la table des négociations politiques, pour faire en sorte que la guerre continue pour qu’il n’y ait jamais de vainqueur. L’Administration Trump semble se retrouver dans la même dynamique de priorités destructrices en Syrie. Le Washington Post a cité cette semaine un responsable de l’administration anonyme qui a déclaré que “pour le moment, notre travail consiste à aider à créer des bourbiers [pour la Russie et le régime syrien] jusqu’à ce que nous obtenions ce que nous voulons”.[…]
« La guerre syrienne approche de sa fin depuis des mois maintenant, les responsables israéliens la concédant, pour autant qu’ils soient concernés (tout en se réservant de ne pas honorer les accords d’après-guerre). Lorsqu’une guerre est perdue et qu’un plan a échoué, le gouvernement américain est souvent le dernier à le savoir et il est déterminé à poursuivre la guerre le plus longtemps possible. »
Depuis plusieurs semaines, les alentours terrestres et navals de la Syrie sont le théâtre de renforcements militaires, d’exercices de démonstration de force, de postures, etc. La tension monte et on la fait monter, tandis que les éventuels “Casques blancs” préparent une enième attaque chimique “sous faux drapeau” (ou ATTaque CHImique BIdon, – ATTCHIBI), ce qui permet à l’ambassadrice Haley de nous confier que s’il y a demain une attaque chimique dans la région d’Idleb, elle sera naturellement le fait de l’armée syrienne du gouvernement légal de Syrie…
L’histoire n’est pas réécrite, elle est pré-écrite : il suffira de mettre une date quand l’événement se sera produit.
La saga USA
Sur ce point de la posture des USA, la dernière nouvelle importante en date semble bien être celle d’un “tournant à 180°” des USA (ou disons de Trump, si Trump est de la partie, par rapport à ce qui avait été conclu à Helsinki avec Poutine), qui se marquerait par une position intransigeante des USA face à l’offensive syrienne contre Idleb et sa considérable concentration terroriste. La position US est telle qu’un affrontement direct entre la Russie et les USA est possible : c’est dans tous les cas l’analyse d’Alastair Crooke (dont nous donnons un texte ci-dessous), d’ailleurs partagée par d’autres sources (voir ZeroHedge.com).
Crooke expose comment le clan des “ultra-faucons” à l’intérieur de l’administration Trump (Bolton-Pompeo-Haley) a imposé une ligne ultra-dure impliquant si nécessaire un affrontement directement avec les Russes, alors que Trump avait conclu à Helsinki, avec Poutine, que les USA pouvaient envisager de quitter leurs positions en Syrie pour laisser les Syriens de Assad et leurs alliés achever le travail de liquidation des terroristes. Il s’ensuit de très récentes déclarations US qui sont de véritables ultimatums pour la Russie. On en conclurait que la situation est très grave.
Il y a pourtant un bémol qui suggère que la situation est plutôt celle du désordre que de la résolution. Crooke ne manque pas de mentionner, bien entendu, la situation interne à Washington, notamment avec la fragmentation du pouvoir qui y règne :
« Il s’agit avant tout pour les États-Unis de maintenir leur standing de grande puissance et de parler haut et fort, – alors que ce qui se passe actuellement à Washington montre qu’ils sont dans une grave crise interne, constitutionnelle et politique (et financière dans les mois à venir). Les États-Unis disposent certes d’une grande puissance militaire mais politiquement leur pouvoir se trouve fragmenté en camps ennemis ouvertement en guerre. Cela ne montre pas une “force” très convaincante mais fait plutôt craindre le danger d’une impétuosité militaire (c’est-à-dire une aventure comme celle de Suez en 1956). »
L’implication de la Chine
Un passage très intéressant et assez fourni de l’article de Crooke qui nous sert de fil rouge, ce qui convient à une situation de “ligne rouge”, concerne la Chine. On peut dire que la Chine est devenue, dans cette séquence de la très longue crise syrienne, un acteur important sinon très important. La raison en est la présence massive de terroristes d’origine ouïghoure (d’un peuple turcophone et musulman sunnite habitant la région autonome ouïghoure du Xinjiang, l’ancien Turkestan oriental, en Chine et en Asie centrale) ; l’on sait qu’une préoccupation très importante en Chine est de maintenir le contrôle de cette région en empêchant par tous les moyens le terrorisme de se développer. Le retour en Chine de ces terroristes serait une catastrophe pour la sécurité de la région et de la Chine elle-même.
Crooke observe :
« Il y a (estimation) quelques 10 000-20 000 musulmans sunnites ouïghours, qui sont radicalisés et se sont battus au côté des djihadistes. Les Ouighours sont d’origine turque et leur présence à Idleb a été facilitée par le président Erdogan, qui estime que le peuple turc a son origine dans la province chinoise instable du Xinjiang. Ces combattants ouïghours ont la réputation d’être parmi les plus sanglants et les plus implacables parmi les divers groupes terroristes d’Idleb. Et Erdogan n’y a pas seulement “facilité” leur passage, il a exprimé sa sympathie pour leur cause… »
Les Chinois sont si préoccupés, et si partisans de l’attaque d’Idleb, qu’ils ont même proposé, si besoin était, d’envoyer des détachements de soldats chinois comme soutien de l’offensive. « Ce n’est pas par hasard que la Chine a proposé de déployer ses soldats à Idleb. Elle ne veut pas voir revenir ces Ouïghours, – jamais. »
C’est évidemment un sujet intéressant, marqué par deux points qui renforcent l’implication chinoise, mais aussi la proximité sino-russe :
• Le premier point est que les Chinois ne doutent pas une seconde que la partie US, Bolton en tête, aurait l’idée éventuelle d’utiliser ces Ouïghours renvoyés dans leur région d’origine ou alentour, pour semer le maximum de désordre en Chine, et agir contre le projet de “Deuxième Route de la Soie”. Ainsi voit-on le cercle des acteurs réellement élargi, pour donner à cette phase syrienne une forme de concentration explosive de toutes les tensions géopolitiques en même temps qu’un terrain idéal pour l’expression de la folie washingtonienne.
• Le second point est que les Chinois voient là l’occasion de renforcer encore plus ce qui est désormais leur “alliance stratégique“ avec Moscou (voir Vostok-18). Xi a craint un instant (« un frisson de préoccupation », note Crooke) que la rencontre d’Helsinki scelle un certain rapprochement sino-américaniste aux dépens de la Chine ; mais ce n’était qu’un sommet Russie-Trump et, franchement, il en faut plus aujourd’hui pour changer une “stratégie” à Washington, si tant est que cette chose (la “stratégie”) y existe.
Du coup, l’affaire d’Idleb est, pour les Chinois, une manière de marquer, par leur soutien très ferme, leur soupir de soulagement. Xi exprimera certainement toute sa chaleureuse estime à Poutine en discutant de la Syrie lors de leur rencontre, mardi et mercredi lors de l’Eastern Economic Forum de Vladivostok, pendant que quelques milliers de soldats chinois participeront aux côtés de leurs camarades russes (par centaines de milliers) à la grande manœuvre Vostok-18.
Il faudrait donc, – mais ce n’est pas gagné d’avance dans les cerveaux terriblement obscurcis de l’américanisme, – que les USA comprennent qu’en prenant le risque éventuel d’un contact militaire brutal avec la Russie, c’est à la Chine qu’ils ont également affaire. C’est vraiment beaucoup demander à un Bolton, dont la fermeture intellectuelle est aussi bien verrouillée que l’or de Fort-Knox (dans tous les cas ce qu’il en reste, c’est-à-dire comme l’intellect boltonien…)
Un durcissement de Poutine ?
A la fin de son texte, Alastair Crooke développe quelques rapides observations sur le sommet de Téhéran d’avant-hier entre l’Iran, la Turquie et la Russie. Bien entendu, le texte, écrit avant ce sommet, ne peut qu’émettre quelques hypothèses.
Il y a notamment celle-ci, assez logique, sur la position de la Russie (les 60 jours indiquant le délai d’ici aux élections de novembre aux USA, qui pourraient amener une situation politique nouvelle avec conséquence pour la politique syrienne des USA) :
« La Russie doit maintenant décider d’ignorer le bluff américain et de continuer [l’offensive], ou bien de laisser un peu “de temps au temps”. Le président Poutine a toujours cherché des moyens de désarçonner ses adversaires plutôt que de les affronter face à face. 60 jours n’est peut-être pas un délai insupportable ? »
Cette hypothèse, quand elle a été faite, allait de soi. Il n’est pas assuré que la réunion de Téhéran l’ait renforcée. Cette réunion s’est déroulée de façon assez confuse quant aux positions des uns et des autres, se terminant par un communiqué commun qui réunissait les trois participants mais laissait voir qu’il n’y avait pas eu d’accord sur la conduite à tenir vis-à-vis de la question d’Idleb. On sait que Erdogan voulait un cessez-le-feu et que Poutine l’a refusé tout net (les Iraniens se préoccupant surtout de réclamer le départ des forces US).
On en est donc réduit plutôt à des supputations, voire des impressions intuitives, les trois pays devant chercher d’une façon générale à ce que la question d’Idleb ne compromettent pas leur accord général, aussi bien sur d’autres questions que sur le processus d’Astana. Il ressort de tout cela qu’une question se poste, qui est de savoir si Poutine, qui a exprimé avec une réelle fermeté son opposition à un cessez-le-feu, n’est pas en train d’adopter cette posture de fermeté que tant de commentateurs qui lui sont favorables en général, – et l’on parle essentiellement de commentateur étranger du type-Paul Craig Roberts, – réclament de lui. Non que Poutine détermine ses positions en fonction de ces commentaires extérieurs, mais plus clairement parce qu’il estimerait que l’on arriverait au terme de ce qui est supportable de la part de la partie américaniste.
Il est possible que l’événement du 22 août que nous commentions le 23 août 2018 (lorsque Poutine mit en cause publiquement, pour la première fois pour un chef d’État étranger, l’“État profond”US, – l’establishment, – comme force de subversion US tendant à accaparer le pouvoir) constituait l’annonce de ce possible durcissement que nous croyons éventuellement identifier. Quoi qu’il en soit pour l’immédiat, même si Poutine se donne un peu d’air d’ici les élections de novembre, on doit envisager que si une majorité antitrumpiste est élue et que la situation de désordre US s’aggrave en induisant des aventures extérieures, le président russe sera nécessairement conduit à durcir très sensiblement son attitude.
En attendant l’énigme
En attendant une réponse sérieuse à cette importante question, qui se dessinera bien sûr avec ce que l’on constatera de l’attitude opérationnelle des Russes sur le terrain, il reste l’énigme washingtonienne. Il y a bien entendu l’hypothèse selon laquelle Trump, extrêmement affaibli, juge intéressant de se lancer dans un conflit pour regagner une certaine autorité ; il y a l’hypothèse selon laquelle le pouvoir washingtonien est tellement éclaté que le clan des ultra-faucons se passe de son autorisation pour pousser les feux de la guerre en Syrie ; il y a l’hypothèse selon laquelle Trump se prête à une attitude guerrière par souci tactique, pour au dernier moment renverser la vapeur et éviter un engagement trop conséquent ; il y a … etc.
Plus que jamais règne le paradoxe que le pouvoir à Washington, malgré l’ouverture de tant de canaux de communication (ou à cause de cela, justement ?), répond aujourd’hui parfaitement à la formule que Churchill appliqua in illo tempore au pouvoir stalinien : « une énigme, enrobée de mystère, cachée dans un secret » (une des multiples traductions) ; peut-être pourrait-on rajeunir la chose en terminant plutôt par “…cachée dans le désordre”.
Source: Dedefensa