Malgré le récent accord entre les États-Unis et la Turquie concernant la création d’une « zone de sécurité » en Syrie, les divergences d’intérêts sous-jacentes entre les deux pays continuent d’exister d’une manière beaucoup plus explicite qu’on ne le pense. En tant que tel, bien que l’accord semble apparemment impliquer que les deux membres de l’OTAN ont accepté de couper une partie du territoire principal de la Syrie, les raisons mêmes pour lesquelles ces États l’ont fait diffèrent sensiblement et les implications à long terme aussi. Tout d’abord, il ne faut pas perdre de vue que le plaidoyer de la Turquie en faveur d’une « zone de sécurité » ne repose pas sur la même logique qu’en 2013-2015, sous l’administration Obama.
A l’époque, la Turquie était une rivale acharnée d’Assad et voulait le renvoyer chez lui. Elle s’est opposée à l’implication militaire russe dans le conflit et a soutenu les opérations américaines. Cela a cependant changé et la Turquie de 2018-19 est un membre clé du processus de paix d’Astana, une plateforme multilatérale qui inclut la Russie et l’Iran et qui vise à créer la paix en Syrie sans renvoyer Assad chez lui. Il va sans dire que la Turquie, au détriment des États-Unis et de l’OTAN, est déjà un allié stratégique de la Russie.
Les États-Unis sont profondément conscients du changement d’orientation de la politique étrangère de la Turquie depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016, qui s’est soldée par un échec. Le fait que leurs relations demeurent loin d’être solides sur le plan stratégique, en dépit de l’accord récent, est évident à la lumière du flou aigu qui entoure l’accord lui-même. Par exemple, l’accord stipule que des mesures seront prises pour « répondre aux préoccupations de la Turquie en matière de sécurité » et qu’une base d’opérations conjointe sera mise en place en Turquie « dès que possible » pour établir un «corridor de paix ».
Il est évident qu’il n’existe pas de programme concret pour « répondre aux préoccupations de sécurité de la Turquie » ou pour mettre en place une base d’opérations conjointe. De même, aucun délai n’a été fixé pour la création de cette « zone de sécurité » et son étendue géographique n’a pas non plus été décidée. Le fait que l’accord soit extrêmement vague et qu’il manque de substance explique pourquoi il n’y a pas eu de réaction forte des principaux opposants à la politique de la « zone de sécurité », à savoir Damas, Moscou et Téhéran.
Même pour la Turquie, cet accord ne signifie pas une désintégration territoriale de la Syrie. Bien que la Turquie ait soutenu cette idée jusqu’en 2015, elle ne considère plus la division syrienne comme stratégiquement bénéfique, d’où les chemins divergents que les États-Unis et la Turquie suivent en Syrie.
Alors que les États-Unis ont l’intention d’utiliser la « zone de sécurité » comme un morceau de territoire permanent pour leurs principaux alliés sur le terrain, c’est-à-dire les Kurdes, la Turquie a l’intention d’utiliser ce « corridor de paix » uniquement pour renvoyer des millions de réfugiés syriens vivant sur son territoire.
S’il ne fait aucun doute que l’opinion publique turque se retourne de plus en plus contre les réfugiés syriens en Turquie, le fait que l’accord ait été conclu dans le contexte d’une menace turque explicite d’invasion de zones kurdes en Syrie en dit long sur l’absence manifeste d’intérêts communs entre les deux membres de l’OTAN.
Par ailleurs, le silence de l’accord sur un certain nombre d’aspects importants signifie que les États-Unis ne vont pas vraiment «s’adresser» aux intérêts turcs mais surtout gagner du temps pour consolider la position des seuls alliés qu’ils ont sur le terrain en Syrie.
N’oublions pas que les États-Unis n’ont pas encore honoré les engagements qu’ils avaient pris précédemment avec la Turquie. A cela s’ajoute l’engagement pris par les États-Unis de reprendre toutes les armes lourdes qu’ils avaient fournies aux milices kurdes. Lorsque ces armes ont été fournies, l’intention des États-Unis était de vaincre l’État Islamique et de quitter le pays. Cette politique a manifestement changé en faveur d’une « affaire inachevée » que les États-Unis ont avec l’Iran. Pour s’attaquer à l’Iran, les États-Unis ont besoin de forces sur le terrain et la seule force dont ils disposent sont des milices kurdes, qu’Ankara veut éliminer militairement ou non et que les États-Unis veulent protéger de toute façon ; d’où le dilemme auquel la Turquie reste confrontée même après l’accord apparemment significatif avec les États-Unis.
Compte tenu de la contradiction, il ne serait pas exagéré d’affirmer que les inquiétudes de la Turquie se sont en effet multipliées car les États-Unis ont une fois de plus montré qu’ils n’avaient pas vraiment l’intention de s’attaquer aux principales préoccupations de la Turquie, surtout lorsque celle-ci n’est pas intéressée par une sorte de « zone sûre » qui divise la Syrie en deux régions sous contrôle différent, une division qui lui permettrait aux États-Unis de maintenir son emprise et son influence dans la région.
La Turquie, d’autre part, est peu susceptible de répondre à cet intérêt particulier des États-Unis, car cela créerait un territoire kurde permanent à une telle proximité territoriale de la Turquie qu’elle encouragerait les Kurdes de Turquie à commencer à exiger un « territoire séparé ». D’une certaine manière, le plan américain va fondamentalement à l’encontre des intérêts turcs, d’où l’incapacité des États-Unis à « répondre » réellement aux intérêts turcs en Syrie. Cela explique pourquoi l’accord est vague, pourquoi il n’y a pas de calendrier ni d’objectifs clairement définis et pourquoi cet accord ne changerait pas grand-chose à l’équilibre actuel des pouvoirs en Syrie et dans les environs.
L’antagonisme sous-jacent entre les États-Unis et la Turquie entraînerait donc une nouvelle détérioration de leurs relations bilatérales, une évolution que la Russie et Téhéran observeraient avec beaucoup d’intérêt, car ce serait une nouvelle occasion de détourner Ankara du camp États-Unis/OTAN.
Par Salman Rafi Sheikh.
Sources : News Eastern Outlook; Traduit par Réseau International