Le retrait des Émirats arabes unis (EAU) de leur base militaire d’Assab en Érythrée intervient au moment où la nouvelle administration Biden réévalue l’engagement de l’Amérique dans la guerre au Yémen.
Cependant, autant le retrait des EAU du Yémen en 2019 avait un caractère symbolique, autant le démantèlement de la base d’Assab en Érythrée doit être considéré comme un retrait tactique d’un engagement stratégique des Émirats dans la Corne de l’Afrique. Autrement dit, pour l’essentiel, le retrait d’Abu Dhabi est une manœuvre d’avertissement envers Washington plutôt qu’un véritable retrait de la zone.
En menant des opérations expéditionnaires en Libye, dans la Corne de l’Afrique et au Yémen, les Émirats arabes unis ont trouvé le moyen d’opérer en deçà du seuil d’une guerre, déléguant les opérations de combat et de perturbation à un vaste réseau de supplétifs.
Passés maîtres dans l’art de la tromperie, les Émirats arabes unis maintiennent leur forte présence et leur influence au Yémen par l’intermédiaire du Conseil de transition du Sud (STC), de mercenaires et d’autres milices qui fournissent à Abou Dhabi des moyens discrets d’atteindre des objectifs stratégiques avec une dénégation plausible.
Abu Dhabi a ainsi utilisé de manière magistrale l’Arabie saoudite comme un bouclier pour se cacher des critiques mondiales concernant les graves violations des Droits de l’Homme et les crimes de guerre commis par l’infâme « coalition dirigée par l’Arabie saoudite. »
Si l’on considère la couverture du conflit au cours des six dernières années, les Émirats ont été largement décrits comme un partenaire junior soutenant son partenaire senior, l’Arabie saoudite, dans sa guerre contre les Houthis. En réalité, le prétendu partenaire junior a pu détourner les critiques concernant les camps de torture, les disparitions et les crimes de guerre, car l’opinion publique mondiale était surtout préoccupée par le rôle de l’Arabie saoudite dans ce conflit.
Pendant ce temps, les Émirats arabes unis ont pu atteindre leurs objectifs au Yémen, souvent aux dépens de Riyad. La stratégie d’Abu Dhabi dans la région a effectivement été un jeu à somme nulle avec l’Arabie saoudite : tout objectif sécurisé par les EAU est un objectif perdu par l’Arabie saoudite.
En 2019, l’abandon apparent de l’Arabie saoudite par les EAU au Yémen a suscité un tollé. Près de deux ans plus tard, cependant, il est devenu clair que le passage des EAU d’une guerre de substitution directe à une guerre de substitution indirecte a coûté très cher à l’Arabie saoudite.
Les coûts humains pour l’armée émiratie ainsi que pour sa réputation n’ont plus été proportionnels aux avantages que la campagne apportait aux EAU. En réalité, Abu Dhabi avait depuis longtemps atteint ses principaux objectifs dans le pays : sécuriser l’accès aux points d’étranglement maritimes autour du détroit de Bab al Mandeb. Les Houthis, qui étaient alors confinés au nord du Yémen, le long de la frontière saoudienne, ne figuraient pas dans la grande stratégie néo-mercantiliste des EAU et ne faisaient pas partie des considérations de sécurité nationale des Émirats.
Tout comme les Britanniques jusqu’en 1967, les EAU ne s’intéressent pas à l’arrière-pays inaccessible du littoral yéménite stratégiquement important. S’assurer un pied à terre à Aden et maintenir le contrôle des eaux côtières du Yémen dans le sud était une tâche qu’Abu Dhabi pouvait et voulait déléguer à un réseau de supplétifs dont le STC est devenu le plus important.
En entraînant, en équipant et en finançant un vaste réseau de plus de 90 000 combattants dans le sud du Yémen, Abou Dhabi a tiré les leçons de ses expériences en Libye, à savoir que la guerre par délégation peut fournir une profondeur stratégique à l’étranger avec des coûts limités ou nuls en termes humains, politiques ou de réputation.
Alors que l’Arabie saoudite continue de faire l’objet de critiques internationales pour la catastrophe humanitaire qu’elle a contribué à provoquer, Abu Dhabi a effectivement externalisé les coûts de réputation de cette guerre à Riyad.
Par l’intermédiaire de son réseau de supplétifs au Yémen, Abu Dhabi s’est toutefois pratiquement retiré du conflit. Le retrait de ses militaires du territoire yéménite était au mieux un retrait tactique, signalant à la communauté internationale qu’elle ne voulait plus être associée aux atrocités qu’elle avait commises, et que son réseau de substitution continue de commettre.
Le STC, en particulier, a joué un rôle déterminant dans les opérations « antiterroristes » des Émirats arabes unis, en s’appuyant sur 27 sites de détention où des rivaux politiques et des islamistes de toutes tendances ont été soumis à des tortures et des exécutions extrajudiciaires. Dans le même temps, Abou Dhabi pouvait faire appel à ses mercenaires israéliens et américains pour chasser et tuer des rivaux politiques au Yémen. Les Émirats arabes unis ont effectivement sous-traité les crimes de guerre et les violations des droits humains à leurs supplétifs au Yémen.
Ce faisant, Abu Dhabi a réussi à purger les parties stratégiquement importantes du sud du Yémen de toute opposition à son projet néo-mercantiliste. Le STC (Southern Transitional Council ou Conseil de transition du Sud Yémen est une entité sécessionniste autoproclamée manipulée par les Émiratis – note du site) et d’autres supplétifs des EAU ont été installés comme vice-rois qui, bien que financés par Abu Dhabi, sont autorisés à gouverner avec une autonomie considérable.
À tel point que le STC devient un réseau de plus en plus déséquilibré de supplétifs incontrôlables, sapant activement les objectifs saoudiens dans le pays. Plusieurs accords de Riyad conclus entre le STC et le gouvernement Hadi soutenu par l’Arabie saoudite ont été gâchés par les supplétifs des Émirats arabes unis, qui ont sapé le gouvernement central face à l’agression continue des Houthis. Ainsi, plutôt que de simplement abandonner l’Arabie saoudite, les EAU ont créé un monstre de Frankenstein qui défie désormais activement les objectifs du Royaume au Yémen.
Entre-temps, Abou Dhabi a déployé de grands efforts pour conférer au STC la légitimité d’un acteur quasi-étatique à part entière. Le président du STC, Aidarous al Zubaidi, a été promené dans la communauté diplomatique par Abu Dhabi comme si c’était lui, le président du Yémen.
Dans un effort pour rehausser le statut international du STC, les EAU ont utilisé leurs relations diplomatiques pour présenter al Zubaidi à des interlocuteurs des Nations Unies, de la Russie, des États-Unis, de la Grande-Bretagne et même d’Israël. Sur l’île de Socotra, qui est utilisée comme une sorte de porte-avions dans l’océan Indien, le CTS aurait même approuvé la mise en place d’un service de renseignement israélien à la suite des accords d’Abraham.
Par conséquent, l’influence considérable des Émirats arabes unis sur le conflit au Yémen va non seulement se maintenir, mais aussi s’accroître, bien qu’indirectement. Les capacités de sa guerre par procuration permettent à Abu Dhabi de conserver un contrôle sur d’importants domaines de ses intérêts dans le domaine maritime. En accordant à ses supplétifs une grande autonomie sur toutes les autres questions, les Émirats arabes unis ont effectivement libéré une puissante force politique et militaire dans un conflit déjà polarisé.
Suivant une politique de ‘diviser pour régner’, les opérations des supplétifs des EAU dans le sud du Yémen ont exploité les récits sécessionnistes du sud pour saper l’intégrité même du Yémen. Alors que le gouvernement Hadi succombe de plus en plus à la pression des Houthis au nord et des supplétifs des EAU au sud, l’Arabie saoudite est en train de subir de lourdes pertes dans le conflit, tout en absorbant la plupart des retombées négatives de la guerre au Yémen.
Par Andreas Krieg
Sources : Responsible Statecraft,; Traduit par les lecteurs du site Les Crises