Si les sanctions ne sont pas levées, l’Iran ripostera. Et Israël tentera de dissuader l’Iran de poursuivre son programme nucléaire. Les deux pays s’affronteront.
C’est reparti. L’histoire se met en place. Le nom du président Assad ne peut être prononcé en Occident, si ce n’est avec une allusion aux « armes chimiques » et à « l’assassinat de son propre peuple ». C’est tout simplement interdit, même si ces récits sont contestés par certains des enquêteurs occidentaux eux-mêmes. On est obligé de répéter cette raillerie, tout simplement comme le prix d’entrée dans le discours principal et « soigné ».
Aujourd’hui, avec l’aimable autorisation de certains membres de la communauté iranienne en exil en Occident, le président élu de l’Iran est qualifié de criminel et de figure illustrant la « nature banale du mal », pour son implication en 1988 dans l’exécution de dissidents iraniens. En effet, Raïssi est déjà sanctionné par les États-Unis pour ce délit, alors que « selon le folklore anti-iranien, des centaines de détenus ont été exécutés.
Mais peu savent ce qui s’est réellement passé », note l’ancien ambassadeur Bhadrakumar dans Asia Times.
« Ce n’est pas un secret que Washington a encouragé le dirigeant irakien Saddam Hussein à faire la guerre à l’Iran », note Bhadrakumar.
« Mais après que le guide suprême iranien, l’ayatollah Khomeini, ait accepté un cessez-le-feu négocié par l’ONU en 1988, des membres du groupe terroriste Mujahedeen-e-Khalq (MEK), basé en Irak – lourdement armés par Saddam et bénéficiant du soutien de la CIA – ont franchi la frontière iranienne par surprise ».
Bhadrakumar poursuit : « L’Iran a écrasé l’assaut des MEK – et cela a préparé le terrain pour les soi-disant « commissions de la mort » de prisonniers, de terroristes et autres. Inévitablement, les personnes exécutées comprenaient des agents des services de renseignement occidentaux. Ces exécutions n’auraient pu avoir lieu que sur ordre de Khomeini. Raïssi était un jeune homme de 27 ans lorsqu’il aurait fait partie d’un groupe révolutionnaire chargé de condamner à mort les ennemis de l’Iran ».
Il ne s’agit pas ici d’entrer dans une querelle avec les exilés qui déversent leur bile sur le résultat des élections iraniennes. Mais plutôt de souligner ses conséquences – toujours les conséquences involontaires d’actions non planifiées qui ont d’énormes répercussions.
Déjà, comme l’observe le commentateur israélien chevronné Ben Caspit, ce récit « servira les intérêts stratégiques d’Israël en faisant apparaître le pays de Raïssi comme un État radical, dangereux pour son propre peuple et pour la région ».
« Raïssi est le nouvel Ahmadinejad », a déclaré un ancien haut responsable du renseignement israélien… « et Bennett appelle [Raïsi] le « bourreau de Téhéran » à des fins de diplomatie publique ».
Cela va coller, bien sûr. L’Occident se nourrit de ce genre de cadrages manichéens ; cela convient à leur métaphysique. L’opposition iranienne en exil est considérée comme « bonne » et l’establishment iranien comme irrémédiablement « mauvais ». Il faut s’attendre à l’opportunisme israélien, et le MEK le jouera à Washington et à Paris – pour ce qu’il vaut.
Pour être clair, de tels récits manichéens – bien qu’ils servent, à un moment donné, un certain objectif national – placent néanmoins un cadenas sur la politique : Comment l’Amérique chrétienne peut-elle « s’entendre » avec le bourreau de Téhéran ? Regardez comment le récit sur Assad a bloqué l’Occident et l’a poussé dans des distorsions intellectuelles inimaginables, où l’extrémiste HTS (Al-Qaïda) est en quelque sorte « moins mauvais » qu’Assad, et donc un partenaire.
L’élaboration d’un tel récit, en termes très pratiques, a également pour effet de réduire « l’espace » politique déjà réduit à Washington pour la levée des pressions sur l’Iran – d’autant plus qu’une partie de ce récit post-électoral relancé est que l’élection a prouvé que c’est le pays lui-même qui est dangereux pour son propre peuple et pour la région – et ce n’est pas seulement Raïssi qui est un danger.
Pour être explicite : Nous sommes à un point d’inflexion majeur au Moyen-Orient. L’équipe Biden a essentiellement trois options devant elle :
1) abandonner la piste de Vienne ;
2) balayer – en bloc – les sanctions américaines (qui peuvent être levées) et convaincre Téhéran que la normalisation des échanges et la position de l’Iran dans l’économie mondiale sont garanties ; ou ne lever qu’un ensemble de sanctions « aguicheuses » ;
3) laisser en place un ensemble de sanctions suffisantes pour tenter de contraindre l’Iran à accepter de négocier ses défenses antimissiles, ses politiques régionales et un JCPOA, version 2, avec des restrictions supplémentaires.
La deuxième option constitue effectivement l’étroite fenêtre dans laquelle un règlement pourrait être possible – mais avec les résultats des élections iraniennes qui ont révélé un changement marqué du sentiment politique à l’encontre de l’engagement avec l’Occident, l’ouverture s’est encore rétrécie. Et maintenant, le récit à somme nulle centré sur Raïssi va probablement la réduire encore davantage.
La troisième option – la poursuite des pressions coercitives et de la douleur infligées par les États-Unis pour « modifier le comportement iranien » (en laissant une partie des sanctions en place) – a peu de chances de trouver grâce à Téhéran.
Blinken a déjà déclaré que certaines sanctions américaines seront maintenues et seront levées lorsque – et seulement lorsque – Téhéran « changera de comportement ». Notez le changement discret. Blinken ne parle pas ici de cadre nucléaire réglementaire, il devient « manichéen ». Ainsi, selon cette mesure (corriger un comportement malveillant), la question n’est pas de savoir combien de sanctions individuelles restent en place, mais la nature de celles qui restent. De toute évidence, la nature de celles qui restent doit impliquer une grande douleur, si elles doivent vraiment contraindre un Iran irrémédiablement « malin » à changer de cap stratégique. (C’est un autre exemple de la façon dont le paradigme bien/mal fige la politique).
L’équipe Biden sait, et admet librement, que les pressions maximales de Trump n’ont pas modifié le comportement iranien. Pourtant, Blinken préconise que les États-Unis répètent ce qui vient d’échouer. En fait, ce que Trump a fait, c’est persuader l’Iran de développer la dissuasion intelligente par missiles et drones qui a rendu les « armes MAGA » non pertinentes. Elle a donné à l’Iran un avantage stratégique.
Le mythe du « bourreau de Téhéran » va bien sûr entamer le capital politique de l’équipe Biden pour convaincre les républicains (et certains membres du propre parti de Biden) d’accepter toute levée décisive des sanctions – comme prévu. Avant même l’élaboration de la narration, le consensus de Beltway était que Biden devait conserver son influence (terme de politesse pour désigner la douleur infligée) en tant qu’épée de Damoclès planant au-dessus de la tête de l’Iran.
Ce changement de cap des États-Unis est présenté comme le résultat – et la conséquence directe – d’une « élection truquée » et d’un « homme de main » imposé à la politique iranienne. L’idée que les vues « dures » de Raïssi sont en quelque sorte imposées aux Iraniens ne tient cependant pas la route, comme l’a noté un commentateur iranien. Les vues de Raïssi correspondent plutôt à une partie importante de l’opinion publique – qu’on le veuille ou non – et ce, pour la très bonne raison que le traité a déjà été violé, entre autres choses … Même à la fin de l’administration Obama, peu d’Iraniens disaient avoir perçu des avantages économiques de l’accord – et la plupart n’étaient pas convaincus que les autres signataires respecteraient leurs obligations. Aujourd’hui, environ trois personnes sur cinq estiment que l’Iran devrait se retirer du JCPOA.
Ainsi, la couverture obsessionnelle de la personne de Raïssi dans les médias (et son Ahmadinejad-isation) ne fait qu’obscurcir toute analyse plus élaborée du changement profond des sentiments politiques en Iran vis à vis du JCPOA : Lors de l’élection présidentielle de 2017, Raïssi a recueilli 38% des voix (Rouhani a alors remporté la présidence confortablement) ; mais ce mois-ci, Raïssi a recueilli 62% de tous les votes exprimés (et les réformistes ont terriblement échoué). Presque le double. Quelque chose a changé, c’est certain. Il faut le comprendre et en tenir compte.
Cette fois, Raïssi a donc disposé d’une base solide de soutien populaire. Il n’y a aucun doute là-dessus. Le résultat de cette élection semble indiquer un changement dans la perception populaire des mérites de la réabsorption « iranienne » dans la sphère culturelle et économique occidentale.
La plupart des Iraniens – y compris Raïssi – aimeraient bien sûr que les sanctions soient purement et simplement levées. Cela aiderait l’économie. Mais cela se ferait au prix – et au coût d’opportunité – d’un retour de la République aux valeurs qui la sous-tendaient à l’origine, et que beaucoup (pas tous) voudraient voir revivre.
La révolution visait essentiellement à mettre fin à l’occidentalisation de l’Iran, sous le Shah. Le JCPOA a en fait ramené l’Iran à ses valeurs. Raïssi promet un horizon de politique étrangère plus large, plus fermement ancré dans un regard vers l’Est.
L’obsession pour Raïssi est dommage, car elle risque également de perdre de vue une dynamique qui s’étend bien au-delà de l’Iran. Il est évident que l’équipe Biden aimerait, dans l’idéal, atténuer les nombreuses questions de politique étrangère du Moyen-Orient susceptibles de distraire et de détourner l’attention de son souci primordial de faire avancer une révolution culturelle et économique aux États-Unis. L’équipe dit explicitement qu’elle aimerait idéalement s’éloigner du Moyen-Orient pour se tourner vers la Chine, mais le problème est de savoir comment s’y prendre.
Pour éviter que son administration ne soit distraite, la solution de l’équipe Biden semble être d’enfoncer une « grenouille dans la gorge » de ceux qui ne se conforment pas à « l’ordre mondial » dirigé par les États-Unis. La grenouille dans la gorge peut être des sanctions ; ce peut être les grenouilles européennes et de l’OTAN enfoncées dans la gorge de la Russie ; ce peut être des « bulles d’occidentalisation » soufflées soit à l’intérieur de la Chine (Taïwan), soit aux frontières d’un État (Ukraine). Les « grenouilles » servent à donner aux États-Unis une prétendue emprise sur ces États.
Le problème est que cette « emprise » est illusoire. Le monde en a assez des implants de l’occidentalisation.
Ces États peuvent riposter, et le feront, si l’implantation de ces « bulles d’occidentalisation » devient trop gênante. Hong Kong en est un exemple clair.
Voilà où nous en sommes : La Chine a plusieurs grenouilles (Taiwan, HK et Xinjiang) dans la gorge, destinées à entraver sa respiration. La Russie aussi a de multiples grenouilles dans la gorge, poussées par les États-Unis – et par l’UE qui prétend hypocritement que la douleur des sanctions est bonne pour la formation correcte du caractère (tweet de Josep Borrell). Le fait est que l’Occident semble perdre son sens critique pour juger ce qui va « trop loin ». Il y a un glissement inévitable vers l’avant. Le résultat est que la préemption de ces plaies purulentes, avant que la putréfaction ne se propage, devient la seule réponse logique. Cela peut se terminer par la guerre.
Ce n’est pas une question insignifiante, car l’Iran se trouve à ce point d’inflexion « d’aller trop loin » – si les sanctions ne sont pas levées. Dans ce dernier cas, l’Iran imposera une douleur réciproque aux intérêts et aux alliés des États-Unis dans la région. La logique est imparable. Pourtant, cela peut arriver au moment où Israël a perdu son « avantage » militaire (sauf sur Gaza), et où il n’a aucune issue politique à son dilemme d’être une minorité parmi une majorité (entre « le fleuve et la mer »). La revendication de Netanyahou d’une victoire stratégique sur le projet palestinien a effectivement exclu toute solution à un ou deux États. Le récit de la « mission accomplie » de Netanyahou a simplement déplacé Israël structurellement trop à droite, politiquement et culturellement, pour permettre une sortie. Seule la dissuasion militaire demeure.
Si les sanctions ne sont pas levées, l’Iran ripostera (de manière calibrée, dans différentes sphères). Et Israël tentera, à son tour, de dissuader l’Iran de poursuivre son programme nucléaire (ou de tenter de le détruire). La logique est claire. Les deux pays vont s’affronter. Peut-être que d’autres fronts s’ouvriront également. C’est le résultat involontaire – l’effet papillon – créé par l’hystérie des exilés iraniens générée par la victoire écrasante de Raïssi aux élections présidentielles, qui a battu les réformistes. On espère que les artistes de la narration pourront être tenus pour responsables.
Par Alastair Crooke.
Sources : Strategic-Culture ; Traduction Réseau international