Dans deux entretiens à Sputnik, le professeur Abdelkrim Chelghoum et le docteur Farid Benyahia analysent les causes ayant mis l’Algérie dans un état de stress hydrique et proposent des solutions, dont celle du dessalement de l’eau de mer, sujet de controverse entre eux.
Depuis quelques semaines, les Algériens vivent au rythme des pénuries d’eau potable sur fond de fortes chaleurs et de feux de forêt. En ce temps de canicule, des photos et des vidéos montrant des riverains dans plusieurs villes en file indienne pour s’approvisionner en eau ont fait le tour du Net. Une vidéo a même montré un dromadaire tombé par terre de soif sous un soleil de plomb et une température de près de 60 °C.
Provoquée par une faible pluviométrie de ces dernières années, cette situation de stress hydrique aigu, soit en dessous du seuil théorique de rareté fixé par la Banque mondiale à 1.000 mètres cubes annuels par habitant, est le résultat d’une importante baisse des volumes d’eau douce qui frappe la majorité des barrages et des nappes souterraines. Face à l’urgence, le gouvernement algérien a mis en place un plan de rationnement, entré en vigueur le 26 juin, à la capitale Alger.
Alors que le pays connaît une importante hausse démographique annuelle, soit un million de plus par an, où en sont les stocks en eau potable dans les barrages et nappes souterraines? L’Algérie gère-t-elle bien son stock en eau douce? Cette situation était-elle prévisible? Quelles sont les prévisions concernant les températures et les vagues de sécheresse qui pourrait frapper le pays dans les prochaines années?
Par ailleurs, afin de bâtir une industrie et une agriculture de plus en plus intégrées et productives à même de subvenir aux besoins des habitants dont le nombre serait d’environ 50 millions à l’horizon 2050, que peut faire le gouvernement algérien pour résoudre cette question vitale? En plus de la mise à niveau de toutes les infrastructures (barrages, digues, station de traitement, stations d’épuration des eaux usées) et la lutte contre le gaspillage et les fuites dans les canalisations, la solution radicale est-elle dans le dessalement de l’eau de mer? Dans ce cas, quels sont les technologies et les partenaires à même d’aider à juguler ce problème?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité deux experts: le professeur Abdelkrim Chelghoum, directeur de recherche à l’Université des sciences et de la technologie Houari-Boumediène (USTHB) et président du Club des risques majeurs, et le docteur Farid Benyahia, politologue et chercheur dans les questions géopolitiques et économiques. Bien qu’ils soient d’accord sur le constat et la nécessité d’agir rapidement, ils n’ont pas le même avis quant à la solution par le dessalement de l’eau de mer.
«De graves menaces pèsent sur les ressources hydriques»
«L’Algérie est un pays semi-aride composé de quatre étages bioclimatiques, le grand sud, le sud, les régions steppiques et la bande littorale», affirme le professeur Chelghoum, soulignant que «200 millions d’hectares sur les 238 millions de la surface totale du pays sont désertiques».
Et d’alerter que «de graves menaces pèsent sur les ressources naturelles hydriques soumises d’une part à l’effet des changements climatiques et d’autre part aux impacts des actions de l’homme». À ce titre, il explique que «la conjugaison de la pauvreté, d’une urbanisation débridée et de la croissance démographique dans les milieux fragiles a abouti à une dégradation des ressources non renouvelables, ou difficilement renouvelables, notamment le couvert végétal, les sols et les eaux».
En plus de l’irrégularité des précipitations, la recrudescence des périodes de sècheresse et les pressions socio-économiques accrues qui ont augmenté la dégradation de ces milieux, l’expert soutient que «la désertification et la sècheresse représentent un risque majeur en Algérie intrinsèquement lié au risque hydrique dont la seule solution repose sur une stratégie de prévention adéquate». Dans ce sens, il informe que «malgré des investissements colossaux dans le domaine de l’hydraulique entre 2000 et 2019 dépassant les 50 milliards de dollars, l’échec est parlant avec un rationnement de l’eau en 2021».
«La situation va empirer»
Alors que la situation était clairement prévisible au moins depuis 10 ans, la problématique de fond, selon l’interlocuteur de Sputnik, «concerne l’absence d’études et d’aménagement des bassins et sous bassins versants des oueds, rivières et barrages d’où le résultat concret in situ: envasement des barrages, oueds obstrués par les décombres…». Et d’ajouter qu’«aucune action de restauration du couvert végétal et des aménagements de lutte contre l’érosion des berges de ces ouvrages n’a été programmée».
Ainsi, compte tenu de cet état des lieux, le professeur Chelghoum pense que «la situation va empirer avec les effets des changements climatiques, dont le Maghreb et surtout l’Algérie seront les plus touchés dans le futur».
«Gouverner, c’est anticiper pour éviter de subir»
Pour pallier à ce risque, l’Algérie doit revoir toute la réglementation du secteur des ressources en eau et doit associer de manière efficace la société civile à la gestion participative dans l’objectif de préserver cette ressource ainsi qu’à revoir la valeur économique de l’eau dans diverses utilisations industrielles et tertiaires. «Gouverner, c’est anticiper pour éviter de subir», lance le spécialiste.
En termes de solutions au problème du stress hydrique, Abdelkrim Chelghoum indique que «la valorisation des eaux non conventionnelles est une solution incontournable avec surtout la réutilisation des eaux épurées dans le domaine agricole et industriel». Cependant, il souligne que «le dessalement de l’eau de mer reste une solution économiquement chère pour l’Algérie compte tenu du faible débit produit par jour [quatre stations de dessalement produisent 38.000 mètres cubes par jour en Algérie, ndlr]».
Pourquoi le dessalement est la meilleure solution
Contrairement au professeur Chelghoum, le docteur Farid Benyahia estime que le dessalement de l’eau est l’unique solution radicale au problème du stress hydrique.
«Il est vrai que le dessalement par électrodialyse ou osmose inverse en utilisant des membranes dans des centrales thermiques chauffées au mazout ou au gaz, comme ce qui se fait actuellement dans la plupart des pays notamment au Moyen-Orient, reviendra cher à l’Algérie qui n’a pas actuellement les moyens financiers nécessaires», reconnaît le docteur Benyahia, suggérant «une autre solution basée sur la distillation avec le procédé MED et dont la chaleur nécessaire proviendra d’une centrale électronucléaire».
Et d’affirmer que «dans ce cas, non seulement les quantités produites seront énormes, mais même les prix seront les moins chers possibles. En effet, une centrale nucléaire de 1.000 méga watts dédiée exclusivement au dessalement peut produire entre 1,2 et 1,4 million de mètres cubes par jour, et si la vapeur utilisée pour chauffer la saumure est extraite à la sortie des turbines, le prix de revient baisse encore dans des proportions qui pourraient atteindre les 50%». Pour lui, les réacteurs de 3e et 4e générations comme ceux à haute température (HTR) et à très haute température (VHTR), sont les plus appropriés.
«L’exemple du projet Apollo du Président US J.F.Kennedy»
Pour réussir de tels projets, «il ne faut pas les penser comme des choses en soi, mais comme des locomotives de développement à même de produire un effet d’entraînement à beaucoup de secteurs de l’économie», explique le docteur Benyahia.
«L’exemple du projet Apollo lancé par le Président J.F.Kennedy en 1961 pour aller sur la Lune a coûté au Trésor américain 20 milliards de dollars. Cependant, chaque dollar investi dans ce projet a eu un retour sur investissement d’au moins neuf dollars sur l’économie américaine. En effet, des milliers d’entreprises de haute technologie ont été créées dans son sillage, faisant travailler des dizaines de milliers d’ingénieurs et de techniciens hautement qualifiés qui ont développé par la suite d’autres applications en médecine, en communication comme le téléphone portable, etc.», détaille-t-il.
Enfin, Farid Benyahia soutient qu’«un partenariat avec la Russie, la Chine et les pays du Maghreb et du Sahel est tout à fait souhaitable, nécessaire et possible, pour faire partager les frais de réalisation de ce genre de projets, mais également les bénéfices en eau potable et en électricité, en plus de la régénération des eaux de l’Albien en y injectant de l’eau dessalée. Avec la Russie, il est également possible de mettre en place des centrales flottantes sur le littoral, ayant la possibilité de résister aux séismes tout en y installant une station d’alerte avancée aux tsunamis en Méditerranée».
«“Créer, c’est vivre deux fois”, disait Albert Camus et “au centre de la difficulté se trouve l’opportunité”, affirmait Albert Einstein», conclut-il, rappelant la célèbre citation de William Shakespeare dans sa pièce Hamlet: «être ou ne pas être, telle est la question. À nous de choisir de relever ce défi».
Source: Sputnik