En omettant la possession de l’arme nucléaire, les forces armées turques sont numéro 2 après les Américains en matière de potentiel militaire parmi les pays membres de l’Otan. Elles se distinguent par une discipline rigoureuse, leur manœuvrabilité, le professionnalisme des effectifs.
Dans la hiérarchie de l’État, le chef d’état-major des armées occupe la quatrième ligne après le président, le président du parlement et le premier ministre. Du moins aujourd’hui.
Les Turcs sont fiers de leur armée, et c’est peu dire : elle est réellement perçue comme la chair de la chair de la société turque. De facto, c’est un objet de culte, malgré une longue campagne de discréditation du commandement militaire.
Pendant des siècles, l’armée jouait un rôle crucial dans les États des Seldjoukides et des Ottomans. Karl Marx avait même qualifié l’Empire ottoman de «seule puissance militaire réelle du Moyen-Âge ». En effet, la politique étrangère était la préoccupation prioritaire de l’État, et le contenu principal de la politique était la capture de biens et de nouveaux territoires. « Que Dieu nous protège du diable, des comètes et des Turcs », priaient les Européens aux XVe-XVIe siècles.
Mais ensuite l’empire s’est fait distancer par les pays occidentaux dans le secteur militaire, et à partir de la fin du XVIIIe siècle les Turcs tentent de restructurer les forces armées selon le modèle européen.
L’adhésion de la Turquie à l’Otan en 1952 a rapproché les officiers turcs de leurs collègues occidentaux en appliquant dans leur conscience collective la consigne historique d’Atatürk : la Turquie doit entrer dans le cercle des pays civilisés (comprendre occidentaux). De plus, cette démarche a affirmé le prestige et a renforcé le rôle de l’armée dans la vie politique du pays.
Tout a commencé à changer quand le pays, dirigé depuis 2002 par le parti de la justice et du développement, a sérieusement fait le ménage dans le champ politique pour éliminer les adversaires idéologiques. Et avant tout les islamistes modérés se sont occupés de l’armée – porteuse de l’idéologie du kémalisme (du parti républicain du peuple de l’opposition). La percée à jour des organisations secrètes Ergenekon (2007) et Balyoz (2010), qui préparaient des révoltes armées contre le régime (les preuves présentées ont suscité de nombreuses questions chez les observateurs), a infligé un sérieux préjudice au prestige et à l’influence du commandement militaire, en créant une base pour l’évincement de l’armée de la vie politique du pays.
Le 15 juillet 2016, à Ankara et à Istanbul a été perpétrée une tentative de coup d’État militaire contre le président légitime élu Recep Tayyip Erdogan et son gouvernement, ce qui a permis d’exclure définitivement l’armée de la vie politique du pays.
Un grand ménage a été fait dans les rangs des officiers : des milliers de militaires de carrière de tout rang ont été arrêtés, virés ou mis à la retraite. Ce ménage continue à ce jour, alors que les places vacantes sont occupées par des représentants du parti au pouvoir pas toujours professionnels.
Ces mesures suscitent le mécontentement même parmi les officiers «neutres », ce qui pourrait, d’après certains analystes, déboucher sur une nouvelle révolte de l’armée. Par ailleurs, progressivement les priorités idéologiques des officiers changent : la classe moyenne devenant de plus en plus religieuse, sachant que la plupart des aspirants d’écoles militaires en sont issus, pourrait à terme définitivement priver l’armée turque du statut officieux de gardien de l’idéologie kémaliste (c’est-à-dire laïque).
Ces derniers temps, l’armée est bien plus activement utilisée dans la politique étrangère. Pendant des décennies le gouvernement du pays restait attaché au principe d’Atatürk « la paix dans le pays, la paix dans le monde » en faisant rarement recours aux forces armées à l’étranger. En 1974, des troupes ont débarqué à Chypre en occupant le nord de l’île ; depuis le milieu des années 1980 les forces turques organisent des attaques périodiques sur le territoire irakien contre les combattants Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) basés dans les monts Qandil.
La doctrine de la politique étrangère « zéro problème avec les voisins » proclamée par Ankara en 2008 devait, à première vue, suspendre l’utilisation de l’armée à l’extérieur, mais les problèmes avec les voisins persistaient, et le Printemps arabe qui a suivi a inspiré Ankara à engager des actions encore plus décisives dans la région et en dehors.
Sachant que l’armée est devenue pratiquement le principal instrument de la politique étrangère en Syrie et progressivement en Libye. De plus, en affichant ses capacités géopolitiques, la Turquie participe de plus en plus activement aux opérations de maintien de la paix sous l’égide de l’Otan et de l’Onu – en Irak, au Liberia, en Côte d’Ivoire, en Afghanistan, au Kosovo, à Haïti.
Aujourd’hui, le rôle traditionnel de l’armée turque en tant que centre de force autonome de contrôle des politiques civils a disparu, ce qui est, d’un point de vue démocratique, tout à fait légitime et justifié. En parallèle avec la perte de positions dans la politique nationale, l’armée contrôlée désormais par les autorités civiles est utilisée de plus en plus en tant qu’instrument efficace en politique étrangère, ce qui, selon certains politologues turcs, permet à la fois « d’évacuer l’énergie » des militaires. Quoi qu’il en soit, la tendance d’Ankara de régler les différents problèmes régionaux par la force va forcément se poursuivre et l’armée jouera un rôle majeur dans la réalisation de la politique étrangère de la Turquie à l’étape contemporaine.
Source : Observateur continental