Il va sans dire que le pétrole a été au centre du pouvoir militaire et de la vie économique de l’histoire moderne. Le contrôle du pétrole a été une source essentielle de pouvoir et de politique pendant la guerre froide. Le gouvernement américain avait même l’intention de ravager l’industrie pétrolière du Moyen-Orient dans le cas où l’ancienne Union Soviétique en prendrait le contrôle. La CIA a appelé cela la « politique du déni ». Elle est née en 1948 pendant le blocus de Berlin : les puits de pétrole seraient bouchés, les stocks d’équipements et de carburant détruits, les raffineries et les pipelines mis hors d’état, pour éviter que l’URSS ne s’empare des ressources pétrolières du Moyen-Orient.
Un analyste avait écrit : « L’histoire de ce complot top secret du gouvernement des États-Unis [avec l’Arabie Saoudite en 1945] est un mélange tumultueux du nationalisme arabe, du Big Oil et de la CIA sur la plus grande partie du territoire le plus riche en pétrole du monde. Fondamentalement, c’est l’histoire de l’importance croissante du pétrole du Moyen-Orient et de l’avidité précoce de l’Occident à le contrôler. »
C’est pourquoi beaucoup d’ironie dramatique orne l’entretien du ministre saoudien de l’énergie, Khalid Al-Falih, avec l’agence de presse russe TASS, au moment critique où l’alliance établie il y a 70 ans entre l’Arabie Saoudite et les États-Unis est au bord de l’abîme, suite à l’affaire de Jamal Khashoggi.
Lorsque l’héritage du président russe Vladimir Poutine s’inscrira dans l’histoire de son pays, la percée dans les relations avec l’Arabie Saoudite sera une réussite personnelle. Poussée par la chute brutale des cours du pétrole à $20-$30 le baril en 2014 – contre $100 il y a trois ans à peine – la Russie a commencé à demander à l’Arabie Saoudite de trouver une solution au désastre qui réduisait considérablement les revenus de l’exportation de pétrole des deux superpuissances énergétiques. La rencontre a eu lieu en septembre 2016 à Hangzhou, en Chine, en marge du sommet du G20, lorsque Poutine a rencontré le prince héritier saoudien Mohamed bin Salman (MBS, comme on l’appelle communément).
C’était dans la phase finale de l’ère Barack Obama. Pour la Russie, 2016 a été une année extrêmement difficile, confrontée aux sanctions occidentales et à une forte chute des revenus tirés des exportations de pétrole. Les Saoudiens ont également ressenti pour la première fois un « manque de trésorerie ». Poutine a travaillé sur cette convergence afin de mettre rapidement en place un partenariat stratégique entre la Russie et l’Arabie Saoudite, ce qui a permis aux deux superpuissances de maintenir stables les prix du marché – le prix du pétrole estimé dans le budget russe pour l’année en cours avoisine les $53 le baril, alors qu’il se situe actuellement autour de $80 le baril.
Dans le même temps, l’axe russo-saoudien a pris la forme d’un forum institutionnel dénommé OPEP+, qui devrait disposer prochainement d’un secrétariat complet, à côté du secrétariat de l’OPEP à Vienne, présidé par la Russie. Les deux pays ont commencé par définir, provisoirement, le niveau de production des pays producteurs de pétrole à un intervalle de six mois, mais l’axe russo-saoudien a déjà acquis une telle emprise qu’ils envisagent un accord à long terme et illimité pour un ajustement continu, et permanent, de l’offre et de la demande de pétrole afin de maintenir les prix stables et de soutenir la croissance de l’économie mondiale.
L’équation personnelle Poutine-MBS a joué un grand rôle dans tout cela. MBS s’est rendu fréquemment à Moscou et sa dernière visite pour la cérémonie d’ouverture de la Coupe du Monde de la FIFA en 2018 a été l’occasion de rencontrer Poutine. Les idées saoudiennes et russes se sont alors orientées vers la recherche d’un cadre pour la coordination à long terme du marché du pétrole.
En effet, l’Arabie Saoudite et la Russie assument le leadership des pays producteurs de pétrole et les aident à prendre des décisions par consensus. Dans le même temps, la coopération bilatérale russo-saoudienne dans le domaine énergétique a également bien débuté. Les deux pays ont des plans d’investissement dans le cadre du Fonds d’investissement direct russe (RDIF). L’Arabie Saoudite devrait prendre une participation importante dans le projet de GNL Yamal Phase 2 dans l’Arctique russe, le montant des fonds propres investis par les Saoudiens étant juste derrière celui de Novatek. Ils discutent d’échanges avec des pays tels que l’Inde. Il est intéressant de noter que Al-Falih voit de bonnes perspectives pour la participation des entreprises russes à la stratégie ambitieuse d’Aramco en aval.
Sans aucun doute, l’interview du TASS avec Al-Falih a été programmée pour rappeler à la communauté internationale qu’il serait catastrophique d’isoler l’Arabie Saoudite à la suite de l’affaire Khashoggi. Incidemment, le 20 octobre, le RDIF a publié un communiqué dans lequel il se félicitait des « mesures décisives » prises par les autorités saoudiennes dans l’affaire Khashoggi et précisait de manière affirmée son soutien au projet phare du prince héritier, Vision 2030. Les signaux de Moscou ont, jusqu’ici, évité scrupuleusement toutes critiques et censures de l’Arabie Saoudite, à la différence des États-Unis et des pays européens.
L’interview de TASS et la publication de la transcription intégrale ont évidemment reçu l’approbation du Kremlin. Cela indique, aussi explicitement que possible, que dans ces circonstances la Russie n’a aucune intention de tourner le dos à l’Arabie Saoudite à propos de l’affaire Khashoggi. On pourrait même dire que la Russie a un rôle à jouer dans la préservation de la hiérarchie actuelle des dirigeants saoudiens. Comme je l’ai dit au début, « l’or noir » a un rôle capital dans la géopolitique – et l’histoire des relations entre la Russie et l’Occident n’est pas terminée.
J’avais écrit, dans le contexte de l’accord historique conclu entre Poutine et MBS à Hangzhou il y a deux ans (Pay heed to the butterfly effect of Putin-Salman oil deal in Hangzhou, September 7, 2016, Asia Times) :
« Un accord entre la Russie et l’OPEP pourrait transformer complètement les alignements géopolitiques au Moyen-Orient. En tout premier lieu, la Russie aspire à remplacer les États-Unis, après leur statut pivot depuis 70 ans, en tant que premier partenaire énergétique de l’Arabie Saoudite. Ce changement ne peut qu’affecter le recyclage des pétrodollars, qui a toujours été un pilier robuste du système financier occidental… Washington fait face à la perspective désagréable d’un retrait stratégique au Moyen-Orient, sauf à pouvoir mobiliser de façon déterminée pour un retour. Mais doubler la mise au Moyen-Orient, c’est aussi détourner l’attention du rééquilibrage en Asie, ce qui, à son tour, aura des conséquences à long terme. »
Juste une réflexion après coup : peut-il s’agir d’une simple coïncidence que l’Occident tire sur MBS aujourd’hui ? Toute l’attention se porte sur ce qui est arrivé à Jamal Khashoggi. Mais il se peut que nous ne sachions jamais ce qui s’est réellement passé lors de la préparation de son horrible meurtre au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul. Cela peut-il être comparable à l’impression erronée qu’a reçue Saddam Hussein lorsque Washington lui avait laissé croire qu’il cautionnerait son occupation du Koweït ? Il n’y a pas de réponse facile.
Le fait est que l’entente Poutine-MBS est devenue une véritable alliance et qu’elle offre un grand potentiel pour redessiner les fronts de la bataille entre l’Occident et la Russie. Poutine n’a pas caché que la Russie abandonnerait les transactions en dollars. Si la Russie et l’Arabie Saoudite commencent à commercer dans des devises autres que le dollar, ce sera un coup fatal pour le système bancaire occidental. La Chine fait également pression sur l’Arabie Saoudite pour qu’elle commerce en yuan.
De plus, l’introduction en bourse de Saudi Aramco est en attente. L’Arabie Saoudite estime que le marché des capitaux évaluera Aramco à environ $2 000 milliards de dollars, ce qui en fera la société cotée en bourse la plus chère au monde. Le ministre saoudien a révélé dans une interview accordée à TASS que la cotation est attendue en 2021 et a laissé entendre que la Bourse de New York pourrait ne pas être dans la zone considérée par les Saoudiens. Il a signalé que la cotation devrait se faire dans une « juridiction amie sûre » – faisant allusion aux demandes éventuelles devant les tribunaux américains d’indemnisation saoudienne pour les familles des victimes des attentats du 11 septembre.
Des rapports sont apparus sur les préparatifs d’une visite de Poutine en Arabie Saoudite. Au final, il en ressort que la Russie se positionne comme une amie lorsque l’Arabie Saoudite en a le plus besoin. Certes, le soutien russe apporte beaucoup de « profondeur stratégique » au régime saoudien en ce moment où il fait face à une crise existentielle – en particulier pour MBS.
Par M.K. Bhadrakumar
Sources : Russia Insider ; Traduit par le Saker Francophone