Ce n’est pas par hasard si le premier chapitre du livre de Michel Raimbaud, ancien ambassadeur, ancien président de l’OFPRA professeur de sciences politique et écrivain, Les Guerres de Syrie s’intitule, reprenant la célèbre locution de Caton l’Ancien Delenda est Carthago (il faut détruire Carthage), « Delenda est Syria » : une vielle obsession ». Un vieil acharnement sans doute puisque Caton, qui avait coutume de prononcer cette formule à chaque fois qu’il commençait ou terminait un discours devant le Sénat romain, quel qu’en fût le sujet, avait également participé à la guerre contre la Syrie alors dirigée par le roi Antiochos III le Grand ! Ce dernier avait eu l’audace de recevoir Hannibal le fugitif dans sa cour et de contribuer à l’armer contre Rome, alors seule puissance hégémonique montante.
Pourquoi tant d’acharnement ?
Voyant dans cette colonie phénicienne une certaine émanation de l’antique Syrie, Michel Raimbaud rappelle qu’après plus de deux millénaires la Syrie d’aujourd’hui semble être le Carthage de cette Rome des temps modernes qu’est l’Amérique, la vieille obsession étant toujours là (page 26). Réactivée par l’indépendance, dans l’après-guerre, elle est plus encore d’actualité depuis les années 1990 qui ont vu la montée en puissance du Hezbollah libanais avec le soutien actif de la Syrie. Un soutien qui a permis à ce mouvement de contraindre l’occupant israélien à se retirer, en 2000, des territoires libanais qu’il détenait depuis 1978. Un tournant géopolitique majeur et une première dans les annales du conflit israélo-arabe.
Depuis la guerre de juin 1967, jamais Israël n’avait été contraint à lâcher un territoire arabe occupé sans contrepartie, ou plus exactement sans capitulation, comme ce fut le cas avec les accords de paix fallacieuse de 1979 résultant des négociations de Camp David avec l’Égypte de Sadate, ou le traité de paix de Wadi Araba en 1994 signé avec la Jordanie ou enfin les accords d’Oslo entre Israël et l’OLP en 1993. Ce marché de dupes n’a abouti qu’à davantage d’occupation et d’annexions de territoires palestiniens sans que le fantomatique État palestinien promis – en contrepartie de la reconnaissance de l’Etat d’Israël – voie le jour ! La Syrie, quant à elle, a refusé catégoriquement ces palabres et ces marchandages sous la houlette des États-Unis, optant pour des négociations multilatérales avec comme ordre de jour : la paix, toute la paix, contre la restitution de tous les territoires arabes occupés en Palestine, en Syrie et au Liban. Bref, le droit international contre le fait accompli.
Le refus de l’establishment sioniste de se retirer de tous les territoires arabes occupés, n’a fait que renforcer la détermination de la résistance libanaise, soutenue par l’Iran mais surtout par la Syrie, à libérer le Sud libanais occupé. Ce qui fut fait en 2000. Une défaite israélienne d’un côté et une victoire de l’axe naissant de la résistance de l’autre. Ce retrait sans gloire de l’armée israélienne était ressenti comme une humiliation par les généraux israéliens. En 2006, l’armée israélienne, ouvertement soutenue par les États-Unis, les pays occidentaux et leurs supplétifs arabes (Arabie saoudite, Égypte, Jordanie) a voulu effacer cette humiliation en se fixant pour objectif la destruction du Hezbollah, premier pas pour affaiblir la Syrie qui n’avait pas lésiné sur les moyens pour aider la résistance irakienne contre l’occupation américaine de la Mésopotamie en 2003. Elle en était pour ses frais.
A part la destruction des infrastructures civiles libanaises, Israël a dû battre honteusement en retraite, se résignant à accepter un statu quo avec le Hezbollah et à ne plus franchir la frontière terrestre du Liban, même si une petite partie du pays du Cèdre – les fermes de Chaba’a, reste occupée. Le camp des vaincus ne se limitait pas au seul Israël, mais s’étendait à l’Arabie saoudite, à la Jordanie et à l’Égypte qui avaient parié sur la défaite du Hezbollah, prélude à la chute de la Syrie, puis de l’Iran dans l’escarcelle des néoconservateurs américains.
Depuis l’échec du sommet dit de la dernière chance qui a réuni à Genève le président Hafez al-Assad, très amoindri physiquement, et le président américain Bill Clinton, en mars 2000, les États-Unis avaient désespéré de ramener la Syrie au bercail. Le président syrien n’avait pas cédé sur l’intégralité du territoire syrien. Sans retrait israélien de tout le territoire syrien occupé, et d’un règlement du conflit palestinien conforme au droit international, point de paix. La Syrie ne voulait pas tomber dans le piège d’un accord cadre, comme ce fut le cas avec Oslo, où chaque clause devait faire l’objet d’interminables palabres et discussions byzantines. Même si les États-Unis avaient promis à la Syrie la bagatelle de 40 milliards de dollars en contrepartie de la signature d’un accord cadre.
Désormais, la Syrie est de nouveau désignée comme l’ennemi à abattre.
« Depuis un quart de siècle, écrit joliment Michel Raimbaud, cet aimable pays figure en bonne place au palmarès de l’Axe du Mal (selon l’expression de l’ineffable Debeliou, empereur des bigots et concepteur en chef de massacres en série). État voyou, État paria, État «préoccupant » au choix, il côtoie ou a côtoyé sur cette liste l’Iran, l’Irak de Saddam, la Libye de Kadhafi, Cuba, la Corée du Nord, l’URSS de jadis et la Russie d’aujourd’hui, la Chine de toujours. »
Pour les néoconservateurs il faut « faire saigner la Syrie lentement à mort»
L’auteur cite un article prémonitoire, paru en février 2000, soit un mois avant le sommet Clinton-Assad, signé par le néoconservateur David Wurmser. Ce dernier appelle sans ambiguïté à ne donner aucun répit à la Syrie, à l’empêtrer dans un conflit où « elle sera lentement saignée à mort » ! Tout un programme…
Les guerres de Syrie donne au lecteur une analyse historique et géopolitique inédite par sa clarté, sa profondeur géostratégique et son esprit de synthèse et de dialectique expliquant sans détour les vraies raisons de l’acharnement de l’Occident en général et des États-Unis en particulier contre ce pays pivot. Il se situe dans le droit fil de son précédent ouvrage de géopolitique, « Tempête sur le Grand Moyen-Orient », paru en 2015, réédité en 2017, traduit en arabe, et préfacé par Richard Labévière.
A travers la guerre contre la Syrie qui avait démarré en février-mars 2011, dans la foulée des mal-nommés printemps arabes, made in USA, comme le démontre notre ami Ahmed Bensaada dans sa magistrale enquête Arabesque ou le rôle des États-Unis dans les révoltes arabes (la première édition remonte à 2011, une deuxième édition augmentée est parue à Bruxelles et à Alger en 2016), Michel Raimbaud décèle une multitude de guerres, une quinzaine au moins : une guerre de l’Empire contre les Etats récalcitrants ; une guerre au service d’Israël ; une guerre pour le contrôle des routes de l’énergie ; une guerre contre la Russie, l’alliée traditionnelle, qui a retrouvé, grâce à la résilience de Damas, sa grandeur et son rôle d’acteur majeur sur la scène internationale ; une guerre contre l’Iran, l’autre Etat paria, et contre la résistance libanaise, qui a administré, grâce notamment à la Syrie, une défaite humiliante à l’occupant israélien ; une guerre médiatique sans précédent dans l’histoire et, last but not least, une guerre contre l’internationale jihadiste soutenue par la Turquie, les monarchies du Golfe et l’Occident, sans toutefois occulter la guerre civile elle-même…
Autopsie d’un « complot avoué ».
Préfacé par l’écrivain Philippe de Saint Robert, un gaulliste qui a été au cœur de l’élaboration de la politique arabe de la France, sous de Gaulle et Pompidou, aujourd’hui évaporée, le livre se compose de 15 chapitres, denses, riches, didactiques, expliquant les racines de ces guerres, désignant leurs acteurs, décortiquant leurs modes opératoires et analysant, in fine les raisons objectives de la défaite de cette vaste entreprise criminelle. Elles vont de « la vieille obsession » de détruire la Syrie qui a guidé les pas de ses multiples ennemis, au déroulement de la guerre elle-même, à la fabrication d’une opposition extérieure, au projet que nourrissent les néoconservateurs pour l’asservissement de la Syrie, à la guerre médiatique, à l’instrumentalisation du terrorisme pour abattre un pouvoir séculier, à la genèse de l’axe de la résistance, et, enfin, à la guerre pour la paix, la réconciliation et la reconstruction.
Tout au long des chapitres, l’auteur qui abhorre la novlangue des média mainstream ayant excellé dans l’art de travestir la réalité et de prendre les désirs de leurs commanditaires pour de la réalité, appelle les choses par leurs noms. Il fait partie des rares géopolitologues qui ne s’étaient pas laissé intimider par les médias, les experts, les politologues d’opérette qui, dans un unanimisme qui ne supporte aucune contradiction, avaient voué trop vite l’Etat syrien à un effondrement certain et imminent. Ils s’étaient lamentablement trompés. La Syrie, après neuf années d’une guerre qui a duré plus que les deux grandes mondiales réunies, est certes toujours saignée, martyrisée, détruite, assiégée, mais toujours debout.
Sans attendre la libération des dernières portions encore occupées de son territoire par les États-Unis et leurs supplétifs européens, la Turquie et ses marionnettes, les daechistes et les quaidistes, elle se met déjà au travail.
A Alep, à Homs, à Palmyre et partout où la vermine terroriste a été écrasée, les chantiers de la reconstruction ont démarré, sans attendre la levée des sanctions occidentales aussi criminelles que contreproductives. Le peuple syrien, qui a étonné le monde entier par sa résilience, va sans doute l’étonner davantage par sa capacité à se reconstruire et à reconstruire son pays en comptant d’abord sur lui-même mais aussi sur ses alliés (Russie, Chine, Iran…).
Est-il utile de rappeler que la Syrie, depuis son indépendance, s’est construite et développée, sans l’aide de l’Occident, voire même malgré lui ? Le barrage de l’Euphrate, les grands projets structurants ont été achevés en comptant d’abord sur les compétences et le dynamisme du peuple syrien lui-même avec le soutien de ses vrais amis des pays l’Est et des pays non-alignés.
Cet ouvrage, précise d’emblée Michel Raimbaud « fournira des pistes de réflexion, peut-être des réponses aux interrogations de ceux qui voudraient comprendre. Il est également dédié aux « esprits forts » à qui « on ne la fait pas », aux sceptiques qui après tout ce temps « ne se prononcent pas » entre « le massacreur » et « l’opposition pacifique » qui a pris les armes en Syrie, aux esprits candides carrément incrédules lorsque l’on évoque devant eux l’activisme de nos « grandes démocraties ».
« Espérons, écrit-il encore, qu’il pourra nourrir la culture des intermittents du débat télévisé, alimenter l’information des sondés du micro-trottoir. Il sera utile aux nuls tentés par le recyclage, aux intellectuels coincés dans leur impasse « révolutionnelle », aux fabricants de news enferrés dans leur mensonge, à ceux qui auront la mémoire qui flanche et prétendront ne plus se souvenir très bien. »
Le mérite de ce livre ne se limite pas aux seules informations et analyses, à contretemps, sur la réalité de la guerre contre la Syrie qui remettent les pendules à l’heure. L’immense qualité de cet ouvrage réside dans le courage de son auteur qui, à travers ses écrits précédents et surtout son livre de référence sur les enjeux géopolitiques de ce conflit (Tempête sur le Grand Moyen-Orient), a su s’opposer à la folie médiatico-politicienne et à l’aveuglement collectif concernant la Syrie. Car, depuis le déclenchement de la guerre mondiale contre la Syrie, en février-mars 2011, rares étaient ceux qui pariaient un copeck sur la chance de l’Etat syrien de s’en sortir victorieux.
Nous faisions partie, autour de la rédaction d’Afrique-Asie, de cette minorité qui avait choisi avec lucidité, arguments à l’appui, de démentir tous les cassandres. Michel Raimbaud en était. Tout comme notre ami Richard Labévière, l’un des rares géopoliticiens français à avoir bien analysé les tenants et aboutissants de la « guerre globale » contre la Syrie, notamment sous l’angle de la lutte contre le terrorisme, et qui a payé un lourd tribut pour son engagement au service de la vérité, qui avait mis en garde, dans une célèbre chronique publiée dans le numéro de février 2015 d’Afrique-Asie sous le titre prémonitoire : « Terrorisme et diplomatie : Droit dans le mur en klaxonnant ». Fondateur et rédacteur en chef du journal en ligne Proche et Moyen-Orient, est aussi un grand spécialiste des relations internationales et particulièrement de la Syrie à laquelle il a consacré de nombreux livres, notamment Le Grand Retournement. Bagdad-Beyrouth, où il décrit le fourvoiement de la diplomatie française et son alignement aveugle sur les néoconservateurs américains et annonce, prémonitoire, (le livre est paru en 2006), la future guerre globale contre la Syrie.
Comment ne pas mentionner également les rares harakiris qui avaient osé s’opposer au lynchage hystérique de la Syrie, comme c’est le cas d’un Frédéric Pichon, auteur de « Syrie, pourquoi l’Occident s’est trompé » ou Bruno Guigue, qui avait consacré d’innombrables analyses pour stigmatiser les mensonges et l’escroquerie intellectuelle de ceux qui s’étaient érigés en « syrialogues » (lire dans www.afrique-asie.fr son analyse « Désinformation : Les meilleures perles des charlatans de la révolution syrienne. Septembre 2016).
Les guerres de Syrie paraît au moment où l’issue victorieuse, mais ô combien douloureuse, du conflit ne fait plus de doute. Les éditions Glyphes, qui ont eu le courage de le publier rendent ses lettres de noblesse au métier d’éditeur qui n’hésite pas à prendre des risques au prix de froisser les tenants de la pensée unique. Des risques au service de la vérité et de la liberté d’expression, au service de la démocratie tout court.
Un livre indispensable, magistral. A lire et à faire lire absolument.
Par Majed Nehmé.
Source : Afrique-Asie