Le 18 mars, les négociations intra-afghanes se tenaient à Moscou. Une démarche qui pourrait sortir Joe Biden d’un mauvais pas. Censé retirer ses troupes d’Afghanistan le 1er mai, le Président américain a fait savoir que cette date pourrait ne pas être respectée. Analyse avec l’ancien diplomate Georges Lefeuvre, spécialiste de l’Afghanistan.
Malgré les récentes joutes verbales entre Joe Biden et Vladimir Poutine, l’appareil diplomatique russe rendra-t-il service à l’Administration américaine? Le 18 mars se tenaient à Moscou des négociations entre talibans et dirigeants locaux afghans, accompagnés de représentants russes, chinois, pakistanais et américains.
Une aubaine pour Joe Biden, en péril sur le dossier afghan. Les États-Unis sont en effet censés retirer leurs troupes d’Afghanistan le 1er mai prochain, conformément à l’accord de paix signé à Doha entre les États-Unis et les talibans le 29 février 2020… sous Donald Trump. Or, le 17 mars, le nouveau Président américain a laissé entendre au cours d’une interview télévisée que le retrait américain d’Afghanistan pourrait ne pas avoir lieu à cette date butoir. «Cela pourrait arriver, mais c’est difficile», a-t-il avancé devant les caméras de la chaîne ABC.
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Les négociations moscovites pourraient ainsi accoucher d’une issue politique et permettre aux forces américaines de partir dans de meilleures conditions, sans laisser derrière elles une instabilité rampante.
«Moscou est dans une position plus facile, car les Russes n’ont pas de troupes sur place», explique Georges Lefeuvre, ancien diplomate, au micro de Sputnik. «Vladimir Poutine sait très bien que les talibans n’accepteront jamais de négocier avec le gouvernement Ghani, et encore moins de partager le pouvoir. Or, les délégations afghanes qui étaient à Moscou avaient un avantage qui n’existait pas à Doha, c’est qu’il y avait une représentation de la société afghane», précise-t-il.
Contrairement à la solution politique proposée par Washington d’un gouvernement de coalition entre les ennemis mortels que sont le gouvernement afghan et les talibans, les discussions dans la capitale russe réunissent donc des acteurs de la société afghane avec qui les «étudiants en théologie» ont une chance de s’entendre. «La plupart des acteurs de la délégation afghane à Moscou étaient des individus du nord de l’Afghanistan», rappelle notre interlocuteur, anthropologue spécialiste de l’Afghanistan et du Pakistan. Parmi ceux-ci, «d’anciens chefs de guerre» qui seraient «les plus à même d’assurer la sécurité de l’Asie centrale, qui se trouve dans le pré carré de la Russie.»
«Les négociations moscovites sont bien plus avancées, tant sur le plan de leur faisabilité que sur l’aspect chronologique. Elles ont commencé longtemps avant Doha, en 2016», explique Georges Lefeuvre.
Les parties afghanes seraient de surcroît, toujours selon Georges Lefeuvre, capables de lutter efficacement contre la menace que représente l’État islamique dans le pays et la sous-région. Une menace qui aurait toutefois, à en croire notre interlocuteur, «été exagérée» pour faire avancer les intérêts russes.
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Pour Washington, il vaudrait mieux que ces négociations aboutissent le plus rapidement possible. Ce sommet «complétera tous les autres efforts internationaux visant à soutenir le processus de paix en Afghanistan et reflétera également les préoccupations de la communauté internationale concernant les progrès réalisés à ce jour», a fait savoir le département d’État. Une façon de dire, sans trop jeter de fleurs à Moscou, que la diplomatie américaine était malgré tout bien contente de voir les choses avancer. Car les États-Unis sont dans une impasse qui ne présage rien de bon pour la paix dans ce pays qui entre dans sa cinquième décennie de conflit. Et selon Georges Lefeuvre, la faute est en partie imputable à la volonté du 45e Président des États-Unis de vouloir se retirer en toute hâte:
«Joe Biden est coincé par un piège incroyable préparé par Trump. Plus par bêtise que par malice d’ailleurs. Trump était tellement pressé de remplir une promesse de campagne qu’il a signé tout et n’importe quoi», explique-t-il.
«Lorsque Donald Trump dit en décembre 2018 qu’il retirait 4.000 hommes, les talibans ont senti qu’il était tellement pressé de partir que le rapport de force a basculé en leur faveur», insiste George Lefeuvre. Depuis ce jour-là, «les talibans n’ont pas lâché un pouce de terrain.» Pour lui, l’accord ne garantissait en rien la paix, mais laissait simplement les clés du pays dans les mains talibanes. Pourtant, la presse internationale avait salué des accords «historiques». Et ceux-ci ont même été sanctuarisés au niveau international, le Conseil de sécurité des Nations unies les ayant entérinés par sa résolution 2513.
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En pratique, le processus s’est avéré bien moins idyllique. D’après Georges Lefeuvre, deux problèmes empêchent aujourd’hui le retrait américain: l’un logistique, l’autre chronologique. D’une part, il reste désormais cinq semaines avant le 1er mai. Ainsi sera-t-il en pratique «très compliqué de retirer près de 3.500 hommes, 2.500 officiellement, plus les forces spéciales, en si peu de temps», juge notre interlocuteur.
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D’autre part, les accords de Doha de février 2020 ont pris du retard. «Au lieu donc de commencer les conversations de paix intra-afghanes successives à l’accord de Doha le 10 mars, elles ont commencé le 10 septembre. Elles ont également été interrompues de la mi-décembre à la mi-janvier», explique Georges Lefeuvre. Ainsi, aucune solution politique crédible ne semble aujourd’hui envisageable du côté de Washington.
«Joe Biden ne remet pas en question le fait que les États-Unis se retirent. Il remet simplement en question le calendrier», souligne Georges Lefeuvre.
Mais les talibans ne l’entendent pas de cette oreille. Agacés de voir l’accord durement négocié avec la précédente Administration américaine remis en cause par la déclaration de Biden, ces derniers ont en effet immédiatement menacé Washington: «Les Américains devraient mettre fin à leur occupation, conformément à l’accord de Doha, et retirer l’ensemble de leurs troupes d’Afghanistan au 1er mai. S’ils ne le font pas, ils seront responsables des conséquences», a fait savoir le groupe par la voix de son porte-parole.
«On est sur la ligne de crête», prévient Georges Lefeuvre, qui s’inquiète d’un possible regain de violence. Sans doute est-ce désormais loin des caméras, dans les salons feutrés d’un bâtiment moscovite, que se joue la paix de ce pays éternellement en guerre.
Source: Sputnik