Diplômée en littérature anglaise, j’ai toujours trouvé du réconfort dans l’imaginaire. Les romans m’ont permis de me réfugier dans des mondes où tout est possible. Avant le génocide ici à Gaza, ma vie était prévisible. Rien ne pouvait vraiment me surprendre. “Attendez-vous à l’inattendu” est la philosophie qui m’a aidée à surmonter de nombreux défis.
Mais le génocide a alors bouleversé mon monde à un point que je n’aurais jamais pu imaginer. Les horreurs auxquelles j’étais désormais confrontée surpassaient tout, au-delà des pires cauchemars.
Pendant plus de 450 jours et nuits, je n’ai pas pu vraiment dormir, hantée en permanence par des cauchemars sans fin.
J’avais déjà entendu parler d’insomnie, mais je ne savais pas ce que c’était jusqu’à ce qu’elle devienne mon implacable compagne, une ombre à mes côtés présente chaque nuit. Avant, j’adorais la nuit, la sérénité, la solitude, ces moments de paix. Mais j’en suis venue à la haïr. Pendant la guerre, plus de sérénité ni de paix après le coucher du soleil.
Les drones israéliens ne s’arrêtaient jamais. Quand le soleil descendait derrière l’horizon, le ciel se remplissait du bourdonnement assourdissant de ces engins. Leur omniprésence a paralysé notre bonne santé mentale, nous rongeant les os d’un message impitoyable : “Pas de sommeil. Pas de paix. Rien que de la souffrance”.
Dans le froid insidieux de l’hiver, la nuit s’étirait, progressant lentement, comme un rôdeur oppressant. Pendant que nous veillions, souvenirs et émotions nous submergeaient. À ces heures-là, le temps n’en finissait pas de nous plonger dans le désespoir.
Israël a conçu l’insomnie pour ses victimes : la pluie incessante d’obus américains, lancés sans discernement, brisant le silence et semant la peur dans nos cœurs. Je me souviens d’une nuit avant le cessez-le-feu, un véritable enfer. Les obus pleuvaient sans discontinuer : une explosion toutes les dix secondes, chacune rappelant la mort omniprésente, imminente.
Mon âme, vidée de toute énergie et de tout espoir, n’en pouvait plus. J’avais beau me boucher les oreilles, le fracas des obus ne se calmait pas. Ma famille et moi nous blottissions en silence, attendant la mort, certains qu’elle nous emporterait tous.
J’aspirais aux nuits de paix, ces nuits simples et précieuses où je m’asseyais avec ma famille, partageant une tasse de thé ou riant d’un dessin animé idiot avec mes nièces et neveux. Les nuits où je pouvais me livrer à des plaisirs ordinaires, comme regarder une série télévisée ou m’acquitter de tâches en retard, me manquaient tant.
La vie ordinaire n’était plus qu’un lointain souvenir, et la nuit une prison où les lois cruelles de la survie prenaient le dessus, nous laissant sans recours. Dormir paisiblement me manquait. La sérénité me manquait. La sécurité me manquait.
Pour survivre, je me suis entraînée à ne dormir que deux heures par nuit. Mais ce bref repos n’offrait que peu de réconfort. Mon esprit repassait sans cesse les images de mes compagnons gazaouis pris pour cible chez eux, et même lors de mes rares phases de sommeil, j’étais hantée par la peur.
Paralysée par la peur
Une nuit, j’ai rêvé que j’étais victime d’une frappe aérienne et que je me retrouvais coincée sous les gravats, incapable de respirer. Je hurlais, désespérée, mais le poids des ruines étouffait ma voix. Ma sœur m’a réveillée alors que je gémissais et pleurais dans mon sommeil. J’ai passé le reste de la journée au lit, trop effrayée pour me lever.
Mes cauchemars se nourrissaient de notre réalité faite de périls constants.
En décembre 2023, ma famille et moi avons cherché refuge dans une petite pièce à l’est de notre maison, craignant les obus qui tombaient de l’ouest. À 2 heures du matin, je me suis réveillé au son d’un quadricoptère qui tournoyait devant nos fenêtres. L’idée que tant de balles pouvaient transpercer mon corps et que ma famille et moi allions peut-être ne pas survivre m’a glacé le sang.
Je restai allongée, sans bouger, dans l’attente. L’impact et le fracas d’une balle frappant le mur près de nous emplirent l’air, mais je ne bougeai toujours pas. Je ne pouvais rien faire d’autre qu’exister en silence dans l’attente de la mort. Trois minutes plus tard, le quadricoptère repartit.
J’essayai de dormir, mais le quadricoptère a hanté mon subconscient. Je rêvais que je nageais dans le port de Gaza lorsque le quadricoptère a commencé à me tirer dessus. Je nageais désespérément vers le rivage, mais les balles continuaient à pleuvoir. Je trouvai un refuge temporaire sous un escalier, me dérobant à l’inévitable. Mais au fond de moi, je me demandais si j’allais survivre à la réalité.
Même l’aide censée nous porter secours peut être un déclencheur.
Début mars 2024, un colis humanitaire a été largué près de chez moi. J’étais installée sur le toit, en train d’essayer de me connecter à internet, lorsque l’atterrissage brutal du conteneur m’a figée de peur. Le bruit ressemblait étrangement à celui d’une bombe, une condamnation à mort imminente.
Cette nuit-là, le cauchemar est revenu : j’ai rêvé que j’étais enterrée sous le container, impuissante et piégée. Des gens se sont rassemblés, mais personne n’est venu à mon secours. Ma sœur m’a réveillée et j’ai hurlé de peur. Tout au long de la journée, mes muscles m’ont fait souffrir, mais la blessure n’était pas physique, c’était mon âme tourmentée.
L’anxiété et la peur s’intensifiaient de jour en jour, et la terreur et l’épuisement ne cessaient de m’assaillir.
Début octobre de l’année dernière, des rumeurs ont commencé à circuler selon lesquelles nous allions être forcés de quitter le nord. J’ai craint que ce ne soit le coup de grâce, celui qui me coûterait la vie pour de bon. Mon esprit tournait en boucle, mon corps se figeait, mes mains étaient glacées.
Et puis, les cauchemars ont recommencé. J’ai rêvé que ma famille et moi étions forcés de fuir par le couloir de Netzarim. Mais alors que j’essayais de rentrer dans le nord, le quadricoptère m’a tiré une balle dans la tête. Je suis morte dans les bras de mes parents, qui malgré mes cris, ne pouvaient pas m’entendre. Je me suis réveillée en larmes, inconsolable, reconnaissante d’être en vie, mais toujours avec la peur au ventre.
Avec le cessez-le-feu, la nuit n’est plus une zone de combat, mais la peur est toujours omniprésente chez les survivants.
Bien que les cicatrices subsistent, les blessures intérieures les plus profondes commencent à guérir. La nuit, qui fut mon pire ennemi, redevient peu à peu ce qu’elle fut jadis : un havre de paix et de recueillement.
Peut-être qu’en surmontant mes cauchemars, je pourrai à nouveau rêver de ces choses qui donnent un sens à la vie.
Par Asmaa Abdu: écrivaine académique et coordinatrice de projet à l’UCASTI
Sources : The Electronic Intifada; Traduit par Spirit Of Free Speech