Alors que des frégates françaises et turques ont failli en arriver à ouvrir le feu le 16 juin, les tensions au sein de l’Alliance atlantique s’accentuent. Dominique Trinquand, ancien chef de mission militaire auprès de l’Onu, revient pour Sputnik sur l’avenir de l’alliance, aujourd’hui menacé tant par Trump qu’Erdogan. Entretien.
Côté français, l’agacement ne cesse de croître face à la Turquie. La France a tenu à montrer son désaccord lors de la réunion interministérielle de l’Otan, ces 17 et 18 juin. N’en déplaise d’ailleurs à Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’Otan, qui ne souhaitait pas évoquer le dossier turc lors de cette réunion. Mais Florence Parly, ministre des Armées, l’a imposé à l’ordre du jour.
Cela fait plusieurs mois qu’au sein de l’alliance, la France fait entendre son mécontentement vis-à-vis des actions d’Ankara, pourtant supposé être un allié. Le 20 avril déjà, dans les colonnes du Monde, Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, évoquait la longue liste de dossiers sur lesquels Paris et Ankara s’opposent: Syrie, Libye, violation des eaux territoriales grecs, dossier chypriote. Mais les récentes opérations militaires turques en méditerranée orientale ont poussé à la confrontation.
«On a déjà connu des passes compliquées dans l’alliance, il y a des moyens de les surmonter, mais on ne peut pas prétendre qu’il n’y a pas un problème turc actuellement à l’Otan. Il faut le voir, le dire et le traiter», peut-on entendre dans l’entourage de Florence Parly, relate Reuters. La confrontation du 16 juin en Méditerranée orientale fait en effet craindre le pire.
Des frégates turques à deux doigts d’engager une frégate française
Le 27 mai, le Cirkin, un mystérieux cargo navigant habituellement en mer noire, battant pavillon tanzanien, affirmait se rendre au port de Gabès en Tunisie. Après qu’il ait réalisé plusieurs manœuvres étranges, dont une pour dissimuler son identification, le Forbin, une frégate française a décidé de s’en approcher pour l’inspecter, en vertu de l’embargo sur les armes contre la Libye.
Dans la foulée, deux frégates turques ont mis les gaz pour protéger le cargo et empêcher les Français d’effectuer le contrôle. Le cargo, censé livrer des médicaments en Tunisie, accostera finalement dans le port libyen de Misrata pour y débarquer des chars M-60, des missiles Hawk et des mercenaires.
Erdogan, maître chanteur?
Quelques jours plus tard, c’était au tour du Courbet, un autre navire français, cette fois-ci sous commandement de l’Otan, de tenter d’approcher le Cirkin. Mais l’une des frégates turques venues une fois de plus à la rescousse du cargo a actionné son radar de conduite de tir contre le bâtiment français. Dans le jargon naval, on appelle cela une «illumination»: «dans les armées françaises, l’illumination radar est considérée comme un acte de guerre, car c’est la dernière action avant l’ouverture du feu. En théorie, cela provoque le déclenchement immédiat du feu de celui qui est illuminé», expliquait en off un militaire à Valeurs actuelles.
Cet incident, qui aurait pu dégénérer, traduit l’état pour le moins dégradé des relations entre des pays censés être alliés.
Attaquée à l’ouest par un Président Trump hostile à l’alliance telle qu’elle est aujourd’hui, et à l’est par les pulsions néo-ottomanes d’Erdogan, l’alliance atlantique est menacée. Dominique Trinquand, général (2S), ex-chef de mission militaire auprès de l’Onu, revient pour Sputnik sur l’aventurisme turc, l’état de l’Otan et le rôle de la France au sein de celle-ci.
Sputnik France: les Européens sont-ils obligés de composer avec la Turquie et le chantage qu’elle leur oppose? Que ce soit par peur d’une vague migratoire ou de voir le pays basculer vers un axe anti-occidental…
Dominique Trinquand: «C’est une position de principe, mais on ne doit évidemment pas céder à ce chantage. Néanmoins, la situation est extrêmement complexe, car la Turquie fait partie de l’Otan sans en respecter les règles. On en a eu la preuve avec les incidents des frégates en méditerranée orientale récemment. D’autant que le Président Erdogan est un masque des Frères musulmans. De fait, il est clairement dans une position qui s’oppose à nos sociétés occidentales et libérales. Le Président Macron l’a d’ailleurs précisé: l’idéologie frériste ne pouvait être conciliable avec notre vision de la société.»
Sputnik France: De quels outils disposons-nous pour lui faire face?
Dominique Trinquand: «C’est là aussi extrêmement difficile. Il faudrait avoir l’accord des Américains pour pouvoir contrer la Turquie au sein de l’Otan. Compte tenu des préoccupations électorales de Donald Trump actuellement, ça me paraît assez difficile.
L’autre accord est intereuropéen. Je note des changements chez nos alliés italiens, espagnols et allemands, qui sont plutôt sur la même ligne. En revanche, pour les autres pays qui attendent simplement que les autres pays réagissent, ça va être assez compliqué de les rallier à la cause de la lutte contre l’expansionnisme turc.
Selon moi, la meilleure position est d’encourager la démocratie en Turquie. Le Président Erdogan est certes un pseudo-dictateur, mais il a perdu Istanbul lors des dernières élections…»
Sputnik France: Istanbul, ce n’est pas la Turquie…
Dominique Trinquand: «Je suis d’accord, mais ça ne veut pas dire qu’il ne puisse pas y avoir une action qui puisse permettre de ramener Erdogan à des choses plus réalistes, qui sont de promouvoir la Turquie sans les armes. Le miracle économique turc est fini et il y a une vraie carte à jouer là-dessus. Je dirai donc que, pour moi, les premières armes dans la lutte contre l’expansionnisme d’Erdogan sont politiques et économiques.
Ma crainte est qu’un incident puisse arriver. Dans le cadre de l’Otan, quand une frégate furtive avec des missiles se fait éclairer [apparaît dans le radar de tir ennemi, ndlr], elle est censée tirer un missile! Elle peut dès lors couler un bateau turc, et je vous laisse imaginer l’escalade. Personne n’a intérêt à en arriver là, il faut faire comprendre à la Turquie qu’elle ne peut pas continuer comme ça, et nous pouvons, par des moyens détournés (comme le cyber par exemple) neutraliser des armes comme ça. Le but étant de faire comprendre à Erdogan que son intérêt, c’est surtout le développement de son pays et non pas de pousser son pays à la guerre.
Il y a un autre élément intéressant à soulever. Personne n’a entendu parler de l’incident entre les frégates dans une Turquie où l’information est très contrôlée. La population turque n’est absolument pas au courant de l’aventurisme de leur Président. Et si un incident venait à se produire, il serait exploité par Erdogan comme une agression sur la Turquie, peu importe le contexte réel.»
Sputnik France: Emmanuel Macron dénonçait il y a peu la «mort cérébrale de l’alliance» et le manque de volonté politique de ses membres à réagir face aux provocations turques. Partagez-vous son constat?
Dominique Trinquand: «C’est une évidence. Ce qu’il se passe, c’est que l’Otan, à 80%, ne prend pas de décision tant que les Américains n’ont pas pris la leur. Les seuls qui sont un peu des empêcheurs de cet attentisme, c’étaient les Français. C’était d’ailleurs l’un des objectifs lorsque la France a réintégré le commandement intégré de l’Otan en 2007: arriver à faire entendre une autre voix. Mais on a du mal avec les autres Européens sur ce sujet.»
Sputnik France: On voit que la France proteste après les derniers agissements turcs, mais a-t-elle l’influence suffisante pour changer quelque chose?
Dominique Trinquand: «Non, auprès des Européens et des Américains, on ne l’a pas aujourd’hui. La France a toujours été considérée comme le pays capable de dire non aux Américains, comme en 2003, ce qui fait qu’on a une voix qui est entendue. Mais le pendant, c’est que tout le monde pense que nous voulons créer une Europe de la Défense contre l’Otan, ce qui n’est pas le cas du tout d’ailleurs.»
Sputnik France: La Turquie d’Erdogan et le courant idéologique «néo-ottoman» qu’elle représente a-t-elle un avenir dans l’Otan?
Dominique Trinquand: «Non. Pour moi la Turquie d’Erdogan, c’est les Frères musulmans*. L’idée finale des Frères musulmans* est que la religion et l’État ne font qu’un. Dans l’Otan, cette idéologie est impensable. Même si des démocraties au sein de l’Otan ont des religions d’État, il ne doit pas y avoir confusion des deux.»
Source: Sputnik