Le 22 décembre, quelques jours seulement avant Noël, le comité de rédaction de Haaretz a publié un éditorial intitulé “Israël perd son humanité à Gaza”. Ce court article met en évidence une ancienne crainte omniprésente parmi les sionistes libéraux, à savoir que les crimes perpétrés à Gaza trahissent les valeurs d’une colonie de peuplement par ailleurs intègre et morale. Pour eux, le projet sioniste est en quelque sorte un État légitime qui ne parvient pas à respecter les normes de conduite qu’il est censé s’engager à respecter.
L’article, qui se veut à la fois un aveu de culpabilité et un appel à mieux faire n’est en fin de compte rien d’autre qu’un récit fictif de l’histoire coloniale – un récit faisant appel à une époque prétendument meilleure et plus morale. En détournant l’attention de l’histoire coloniale violente, et en brossant un tableau révisionniste d’un projet moralement intègre (bien que parfois problématique) et finalement légitime, voire amendable, ils ont fait ce que de nombreux sionistes libéraux tentent de faire depuis des décennies : esquiver une vérité tant inconfortable qu’inéluctable sur un projet auquel ils s’accrochent et qu’ils soutiennent avec tant de ferveur.
Il n’y a jamais eu de “bon” Israël.
Le mouvement sioniste et les horreurs associées sont antérieurs au projet sioniste lui-même. Les racines de la colonisation de la Palestine par ceux qui se définissent comme sionistes remontent aux années 1880, les premières colonies étant implantées sur le territoire avant même que le premier congrès sioniste ne se réunisse en 1897. Ces stratégies précoces, qui se sont soldés par un échec cuisant à bien des égards, ont jeté les bases du projet.
Avec la création et la ratification du Programme de Bâle, le mouvement sioniste se coalise autour d’un objectif concret : “établir en Palestine un foyer pour le peuple juif, garanti par le droit civil”. Bien que l’emplacement proposé pour le projet soit remis en question lors du sixième congrès sioniste mondial à Bâle, en 1903, avec la proposition du Programme pour l’Ouganda, dans lequel un plan de colonisation de l’Ouganda est évalué et finalement écarté, les ambitions coloniales du mouvement sioniste ont toujours été clairement affichées.
Au cours des années suivantes, la présence des sionistes ne cessera d’augmenter en Palestine, au fur et à mesure que les colons affluent vers la colonie. Des milliers de personnes rejoignent les implantations en plein essor, acquérant des terres par le biais de transactions peu scrupuleuses négociées avec des propriétaires terriens introuvables, chassant ainsi les Palestiniens des terres que leurs familles considèrent comme leurs depuis parfois plusieurs générations. La société palestinienne a continué d’être mise à l’épreuve, tandis que les partisans du projet sioniste ont tout fait pour atteindre leurs objectifs territoriaux et nationaux suprêmes.
La nature coloniale de ces objectifs n’a jamais été vraiment occultée. Theodor Herzl [journaliste et écrivain austro-hongrois, qui a joué un rôle historique de premier plan en créant en 1897 l’Organisation sioniste mondiale, à l’origine de la création de l’État d’Israël] a écrit une lettre désormais célèbre à Cecil Rhodes [homme d’affaires, homme politique et mécène britannique et Premier ministre de la colonie du Cap de 1890 à 1896], qui dévoilait la véritable nature du projet, énonçait clairement ce qui suit :
“Vous êtes invité à contribuer à écrire l’histoire. Il ne s’agit pas de l’Afrique, mais d’une partie de l’Asie mineure, pas d’Anglais, mais de Juifs… Comment, alors, me tourner vers vous puisque c’est une affaire qui ne vous concerne pas ? Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’une question coloniale”.
Herzl n’était pas le seul à faire cette analyse. Ze’ev Jabotinsky [né à Odessa en 1880, fondateur de la Légion juive et leader de l’aile droite du mouvement sioniste], le fondateur du sionisme révisionniste a évoqué cette même nature coloniale dans son discours de 1923 sur la Muraille d’acier, comparant les Palestiniens aux Aztèques et aux Sioux – colonisés par des puissances étrangères. Il est allé jusqu’à déclarer :
“Toute population indigène dans le monde résiste aux colons tant qu’elle a le moindre espoir de pouvoir se débarrasser du danger d’être colonisée. C’est ce que font les Arabes de Palestine, et c’est ce qu’ils continueront à faire tant qu’il leur restera la moindre étincelle d’espoir de pouvoir empêcher la transformation de la ‘Palestine’ en ‘Terre d’Israël’”.
D’autres dirigeants du mouvement sioniste ont mis ces propos en pratique, non seulement en déplaçant des Palestiniens en masse, mais aussi en s’entraînant et en s’armant pour préparer et éventuellement exécuter des opérations militaires visant à créer ce que certains, comme Ben Gourion, considéraient comme des combinaisons démographiques plus favorables sur le terrain. Selon les propres estimations de Ben Gourion, la terre de Palestine ne pourrait être colonisée avec certitude que si la répartition démographique de la terre est de 70% pour les colons sionistes, et 30% pour les peuples colonisés (les planificateurs ultérieurs ont revu ce chiffre à la baisse, le rapport étant de 60:40). Il n’est donc pas surprenant qu’en 1929, environ un cinquième des fermiers palestiniens se soient retrouvés privés de leurs terres à la suite d’une activité coloniale promouvant les intérêts du projet et de ceux qui le soutenaient.
Au fil du temps, les Palestiniens ont continué à s’organiser et se sont engagés de manière de plus en plus militante dans la défense de leurs territoires, jusqu’à la grève générale transformée en Grande Révolte en 1936 – brutalement réprimée par les forces impériales britanniques et leurs partenaires sionistes. Alors que le mouvement national se poursuivait après l’échec de la révolte de 1939, les Palestiniens ont lutté contre un mouvement sioniste de plus en plus puissant et organisé, qui a progressé vers la réalisation de ses objectifs dans les années 1940.
La Nakba, ou “catastrophe”, a entraîné le nettoyage ethnique massif de plus de 750 000 Palestiniens dans plus de 530 villes et villages. Des villes comme Jaffa ont été assiégées et leurs habitants chassés sous les tirs de snipers et les bombardements sionistes. Des villages comme Deir Yassin ont été envahis et réduits en cendres, et un nombre incalculable d’atrocités a été infligé à leurs habitants. Au-delà d’une campagne de nettoyage ethnique, la Nakba a également été une campagne d’anéantissement, qui s’est soldée par la mort d’au moins 10 000 à 15 000 Palestiniens. C’est cette phase que les Israéliens célèbrent chaque année comme la période fondatrice pour la création officielle de la colonie.
Comme nous le savons maintenant, le nettoyage ethnique et l’asservissement des Palestiniens ne se sont pas arrêtés en 1948 avec la formation officielle de la colonie sioniste – celle dont le comité éditorial de Haaretz prétend qu’elle n’a perdu son “humanité” qu’au cours de l’année écoulée. Dans le sillage de la Nakba, des milliers de Palestiniens ont vécu sous l’occupation militaire sioniste, brutalisés, exploités et agressés par leurs occupants. En 1967, les sionistes ont expulsé des centaines de milliers d’autres Palestiniens en tentant d’enfoncer le clou dans le cercueil du mouvement de libération palestinien, ainsi que plus de 100 000 Syriens, sous occupation sioniste sur les hauteurs du Golan. Plus tard, le plan allait également concerner le Liban, jusqu’à l’expulsion forcée de l’envahisseur par les combattants de la résistance libanaise – des combattants qui ont poursuivi leur résistance au sionisme jusqu’à aujourd’hui.
Alors que des millions de personnes vivent dans des camps de réfugiés dans toute la région, que la colonisation leur interdit de rentrer chez elles et que des millions d’autres souffrent de l’apartheid, du génocide et de l’invasion permanente, les sionistes libéraux se trouvent dans l’incapacité de défendre cette politique. En condamnant les actions actuelles du gouvernement, ils se trouvent dans l’incapacité de justifier une histoire révisionniste dans laquelle la colonie qu’ils défendent n’a jamais eu aucune légitimité morale, et encore moins le droit d’exister. Il ne peut y avoir de “bon” colonialisme ou de colonialisme “moral”, même s’ils souhaitent désespérément le contraire, et il ne peut y avoir de “bon” gouvernement ou de gouvernement “moral” à la tête d’un tel projet – qu’il s’agisse du Likoud ou du parti travailliste.
La fin de l’article de Haaretz résume à elle seule la vision globale, en concluant par ce qui se voudrait une déclaration catégorique de condamnation des pratiques du gouvernement et de ceux qui l’ont soi-disant mené dans l’impasse :
“Plus les preuves affluent de Gaza, plus l’image nauséabonde de notre perte d’humanité se précise. Les nombreux Israéliens qui tentent de nier les témoignages sur ce qui se trame là-bas vont non seulement nuire à Israël sur la scène internationale, mais aussi continuer à légitimer des crimes et des injustices entachant le caractère éthique et humain de toute une nation”.
En quoi les preuves d’aujourd’hui diffèrent-elles de celles que les Palestiniens ont toujours présentées depuis des décennies ? Les sionistes libéraux considèrent que le cœur du problème dans ce génocide repose sur l’absence de moralité et d’humanité d’un projet qui en fait ne peut ni ne doit exister dans un monde juste. Les sionistes libéraux, qui luttent contre la perte continue de légitimité de leur projet vont continuer à propager la même histoire d’une colonie qui aurait été, un temps donné, moralement intègre, mais ceux d’entre nous qui connaissent l’histoire savent certainement mieux que quiconque qu’il ne s’agit que d’une fiction.
Le génocide et l’occupation des Palestiniens aujourd’hui ne peuvent être dissociés de l’histoire de la colonisation sioniste de la Palestine. Les victimes d’aujourd’hui sont associées à celles des décennies passées, victimes d’une Nakba qui n’a jamais pris fin, même si les soutiens au projet souhaitent désespérément qu’il puisse en être autrement. Ne fabriquons pas un passé imaginaire où les colons seraient en quelque sorte plus “moraux” qu’aujourd’hui, et tournons-nous plutôt vers un avenir sans occupation sioniste – un avenir où les millions de personnes soumises à la domination coloniale sioniste recouvreront la liberté.
Le projet sioniste n’a pas perdu son humanité à Gaza, car cette humanité n’a jamais existé.
Par James Ray
Sources : Mondoweiss; traduit par Spirit Of Free Speech