Des milliers de Palestiniens ont effectué le périlleux voyage à travers le couloir central de Gaza, tandis que les membres de la Protection civile découvrent peu à peu des vestiges humains.
Vers midi, un dimanche de décembre 2023, Salem, le fils d’Intisar Al-Awdah âgé de 21 ans, a dit à sa mère qu’il quittait leur abri de l’ONU à Deir Al-Balah pour apporter des couvertures au reste de la famille, qui grelottait dans le froid de l’hiver à Gaza. Salem n’est jamais revenu. À ce jour, sa mère ne sait toujours pas où il est allé ni comment il a disparu.
Mme Al-Awdah, 55 ans, a déjà perdu un fils de 25 ans, Khaled, lors de la première semaine de l’assaut d’Israël sur Gaza en octobre 2008. Sa mort l’a incitée à quitter leur maison de la ville de Gaza pour protéger ses quatre autres enfants. Ils sont partis vers le sud, à Deir Al-Balah, et pendant les 15 mois qui ont suivi, ils sont restés loin de chez eux à cause de la présence des troupes israéliennes dans le couloir de Netzarim.
Au cours du premier mois de la guerre, les forces israéliennes ont occupé Netzarim, qui se trouve à environ cinq kilomètres au sud de la ville de Gaza et coupe la bande de Gaza en deux, englobant plus de 54 km² du territoire de Gaza, et ont chassé tous les habitants palestiniens de la région. Israël a ensuite construit plus d’une douzaine d’avant-postes et de bases militaires le long du couloir, renforçant ainsi son emprise militaire et empêchant les Palestiniens déplacés de retourner dans le nord.
Tout au long de l’assaut israélien sur Gaza, des récits faisant état de meurtres aveugles de civils palestiniens, de disparitions forcées et d’une anarchie générale dans le couloir ont circulé parmi les habitants de Gaza. Très tôt, ils ont commencé à désigner familièrement le couloir de Rafah comme l’“axe de la mort”. Un reportage publié par Haaretz en décembre 2024, basé sur des témoignages de soldats, d’officiers et de réservistes en service actif, a décrit le couloir comme une “zone de mort” où les commandants donnaient l’ordre aux soldats de tirer sur tout Palestinien entrant dans la zone, y compris les enfants et les personnes âgées. Les soldats ont révélé que plusieurs unités ont rivalisé pour tuer le plus de Palestiniens possibles, et que les civils tués ont été rétroactivement classés comme des “militants morts au combat”.
Désespérée, Mme Al-Awdah a cherché Salem partout, y compris autour de Netzarim.
“Chaque jour, j’allais [là-bas] pour retrouver mon fils”, a-t-elle déclaré à +972. “J’ai questionné les jeunes sur la plage d’Al-Nuwairi [située à l’entrée de Netzarim, près de la mer]. Mais personne ne l’a vu”.
Mme Al-Awdah a contacté toutes ses relations, y compris les amis de son fils à l’école des Nations unies où ils s’étaient réfugiés, ainsi que tous ses proches restés dans le nord, pour savoir s’ils ont eu de ses nouvelles, mais en vain.
Lorsque la nouvelle du cessez-le-feu s’est répandue, Mme Al-Awdah a repris espoir. Grâce à une plus grande liberté de mouvement, elle a pu chercher Salem partout à Gaza. Elle est immédiatement retournée à Netzarim, demandant aux membres de la Protection civile s’ils avaient vu un jeune homme portant un pyjama gris.
Des membres de la Protection civile palestinienne collectent des restes humains à proximité du couloir de Netzarim, le 10 février 2025. (Avec l’aimable autorisation de la Protection civile palestinienne)
Après qu’Israël a évacué ses troupes du couloir le 9 février, dans le cadre de l’accord de cessez-le-feu, de nombreux autres parents en quête de leurs fils disparus ont rejoint Mme Al-Awdah. Elle espère pouvoir dissiper sa crainte que Salem ait été tué par l’armée israélienne, mais l’incertitude est ce qui la trouble le plus.
“Les mères qui ont pu retrouver les corps de leurs fils pour les serrer dans leurs bras ont de la chance”, dit-elle. “Au moins, elles savent ce qu’il est advenu d’eux et ont pu organiser des funérailles”.
“Le quartier a complètement changé”
Netzarim doit son nom à une colonie israélienne démantelée lors du “retrait” d’Israël de la bande de Gaza en 2005 sous le gouvernement de l’ancien Premier ministre Ariel Sharon. Au cours des deux dernières décennies, la région s’est principalement développée autour de l’agriculture, avec un certain nombre de bâtiments résidentiels et d’écoles, dont une antenne de l’université Al-Azhar dans le quartier de Mughraqa, situé en bordure du couloir.
Le campus universitaire, ainsi que la plupart des structures du quartier, ont été complètement démolis par les frappes aériennes israéliennes au cours des premiers mois de la guerre. Le journaliste Osama Al-Kahlout a qualifié les scènes à Netzarim après le retrait de l’armée israélienne de “déchirante et tragique”. Un grand panneau indiquant “Gaza vous souhaite la bienvenue” accueillait autrefois les Palestiniens traversant le quartier. Aujourd’hui, il a disparu.
“Les bâtiments sont complètement détruits et les terres agricoles ont été dévastées” a-t-il noté. “Le paysage a été complètement bouleversé”.
L’un de ces monuments emblématiques était le “Palais Sawafiri”, un immeuble résidentiel moderne situé directement à la jonction de Netzarim et qui abritait 20 membres de la famille Al-Sawafiri, une famille influente de Gaza spécialisée dans le commerce d’aliments pour animaux. Construit il y a seulement trois ans, le complexe a coûté environ 2 millions de dollars à la famille.
“Nous espérions trouver des vestiges du Palais” a déclaré Adi Al-Sawafiri, 25 ans, à +972. “Malheureusement, il a été réduit à un tas de décombres. Rien n’indique même qu’un bâtiment n’ait jamais existé à cet endroit. Nous avons été choqués par les destructions — je ne trouve pas les mots pour exprimer ce que je ressens”.
Les installations de production d’aliments pour volaille adjacentes au Palais ont également été anéanties.

Ces chocs et cette désolation ont marqué les milliers de Gazaouis qui ont traversé Netzarim pour retourner vers le nord après le retrait de l’armée israélienne. Certains sont restés assis dans leur voiture de cinq à huit heures, attendant que les agents de sécurité égyptiens, américains et qataris inspectent chaque véhicule passant par le couloir.
Tala Imad, une jeune femme de 23 ans originaire de Gaza, déplacée à Al-Mawasi dans le sud, a fait partie de ceux qui ont traversé Netzarim après le retrait des forces israéliennes de la zone. Le 10 février, elle et sa famille ont démonté leur tente, emballé leurs affaires et quitté Al-Mawasi. La famille de Mme Imad a décidé de se rendre directement chez des proches dans le camp de réfugiés d’Al-Shati, au nord de Gaza, après avoir appris que leur propre appartement, situé dans un immeuble de six étages dans le quartier de Tel Al-Hawa, au sud de la ville de Gaza, a été complètement détruit en janvier 2024.
Depuis Al-Mawasi, ils ont rejoint la rue Salah Al-Din, la principale artère nord-sud de Gaza. Après quelques heures de route, pendant lesquelles Mme Imad s’est endormie par intermittence, ils ont finalement atteint Wadi Gaza, une zone humide qui marque l’extrémité sud du couloir de Netzarim.
“Les destructions ont commencé à prendre de l’ampleur”, se souvient Mme Imad. “Des deux côtés de la rue Salah Al-Din, on voyait autrefois de vastes étendues agricoles. Il n’en restait plus rien”.
En arrivant au bord du couloir, poursuit Mme Imad, “chaque voiture a mis environ un quart d’heure à être fouillée. Les gens n’en pouvaient plus d’attendre”.
Et tandis que les familles dans les voitures qui les précédaient discutaient avec les officiers égyptiens, Mme Imad a déclaré ne plus en avoir la force.
Des Palestiniens déplacés rentrent chez eux dans le nord de la bande de Gaza par le couloir de Netzarim, le 28 janvier 2025. (© Ali Hassan/Flash90)
La nuit est tombée alors qu’ils continuaient à traverser la zone de Netzarim.
“J’étais sous le choc, surtout quand j’ai remarqué que le panneau ‘Gaza vous souhaite la bienvenue’ avait disparu”, dit-elle.
“J’avais l’impression d’être dans une ville fantôme. Il n’y avait plus d’éclairage. Les décombres et ce vide immense faisaient mal à voir”.
Le père de Mme Imad a évoqué un garage automobile du quartier qui, comme presque tout le reste, a été rasé. Le propriétaire et ses fils, qui fabriquaient des portes de garage en fer, l’ont aidé à plusieurs reprises lorsque sa voiture est tombée en panne alors qu’elle roulait vers le sud. En plus d’avoir perdu leur maison, qui se trouvait au-dessus de leur entreprise, les membres de la famille ont perdu leur seule source de revenus.
Des amis de Mme Imad, rentrés quelques jours plus tôt dans le nord, lui ont expliqué qu’une série de nouvelles routes aménagées par Israël pendant l’occupation de Netzarim permettrait à la famille d’aller vers le nord, mais les destructions étaient telles qu’elle ne savait plus où chercher.
“La zone a totalement changé : c’était autrefois une rue pavée facile à emprunter, mais elle s’était muée en un chemin cahoteux jonché de gravats”, a expliqué Mme Imad.
Après environ huit heures de route, Mme Imad et sa famille ont finalement rejoint leurs proches dans le camp d’Al-Shati. Malgré la dévastation dans toute la partie nord de Gaza, ils prévoient maintenant d’y rester. Traverser Netzarim a été une expérience douloureuse, et le sud reste marqué par le souvenir des déplacements forcés.
Des corps non identifiés
Comme la famille Imad, Salem Awad a quitté sa tente à Al-Mawasi dès que l’armée israélienne s’est retirée de Netzarim et s’est rendu seul dans le quartier de Zeitoun, à Gaza. Dès qu’il a eu la confirmation que sa maison était toujours debout, ce père de quatre enfants, âgé de 37 ans est retourné à sa tente, a fait ses bagages et est rentré chez lui avec sa femme et ses enfants.
Le passage par Netzarim a été une épreuve traumatisante pour les enfants de M. Awad.
“Lorsque nous nous sommes approchés des Égyptiens qui fouillaient et inspectaient les voitures, mon fils de 5 ans, Ghaith, a eu peur. Il a fermé les yeux et a refusé de les regarder”, a raconté M. Awad.

Awad a expliqué au fonctionnaire de sécurité égyptien, perplexe, que son fils avait peur des soldats israéliens et qu’il supposait qu’il en était un lui aussi.
“L’Égyptien a essayé de jouer avec lui et de rire, mais Ghaith avait toujours peur et ne lui a pas dit un mot”, a déclaré M. Awad.
Autrefois, Netzarim était une zone ordinaire avec des routes bien pavées. Aujourd’hui, même plusieurs semaines après le retrait israélien, elle demeure un goulet d’étranglement qui restreint la mobilité des Palestiniens entre les deux parties de la bande de Gaza. M. Awad, qui est resté dans la ville de Gaza avec sa famille, a déclaré à +972 que les Palestiniens sont obligés de se fier aux conseils de leurs proches pour traverser les routes en terre et le checkpoint de Netzarim.
“Les gens se posent tous la même question : peut-on circuler facilement ? L’accès au checkpoint est-il rapide ou prend-il du temps ? Malheureusement, c’est un gros problème et on ne peut plus se déplacer aussi facilement qu’avant la guerre”.
Quand M. Awad a traversé Netzarim pour la deuxième fois avec sa famille, il s’est souvenu d’une femme qui pleurait au checkpoint.
“Elle a demandé aux [autorités] si elle pouvait s’approcher de Netzarim parce qu’elle cherchait son fils depuis trois mois”, a-t-il expliqué. “Là, ma femme a pleuré pour elle. En découvrant les destructions et les morts autour de moi, j’ai eu l’impression que la guerre venait de commencer”.
Près d’un mois après le retrait d’Israël du couloir, Mme Al-Awdah n’a toujours pas retrouvé son fils. Le journaliste Al-Kahlout et d’autres secouristes ont trouvé les squelettes de Gazaouis assassinés dans la région.
“Nous ne savons pas pourquoi ils ont été exécutés”, a-t-il déclaré. “Ont-ils été tués après avoir été déplacés du nord vers le sud ? Ou alors qu’ils tentaient de retourner dans le nord ? Ou étaient-ils des prisonniers que l’armée israélienne a tués là-bas ?”
Depuis le 9 février, le Dr Mohammed Al-Mughair, un responsable de la Protection civile palestinienne, a retrouvé les restes d’au moins dix personnes dans les environs de Netzarim. Lui et ses collègues ont tenté, sans succès, de les identifier à partir de leurs effets personnels.
“Nous avons trouvé pour chaque corps – dont l’un était décomposé – plusieurs effets personnels, notamment des vêtements et des clés de maison”, a-t-il expliqué. “Nous avons publié ces informations sur les réseaux sociaux, en espérant que quelqu’un pourra les reconnaître”.
De nombreux habitants de Gaza, a déclaré M. Al-Mughair à +972, ont cherché à retrouver leurs proches, mais la Protection civile vient seulement de commencer ses recherches à Netzarim.
“Nous n’avons pas pu atteindre les zones orientales de Netzarim en raison de la présence persistante de l’armée [dans une zone tampon élargie], et nous attendons toujours une aide d’urgence [de la part des groupes d’aide internationale]”, a-t-il noté. “C’est une situation très douloureuse et très éprouvante”.
Sources : +972 Ruwaida Kamal Amer; traduit par Spirit Of Free Speech