Pourquoi la France a subitement envoyé des forces à Manbij malgré les mises en garde, afin d’empêcher que la Turquie ne prenne la ville, mettant ainsi tous ses œufs dans le panier kurde ?
Le combat majeur livré par le Président Rajeb Tayeb Erdogan ces jours-ci n’est pas celui de Tel Rifaat, mais celui contre le Président français Emmanuel Macron et son gouvernement. Ce dernier a décidé de s’impliquer militairement aux côtés des Etats-Unis et de ne pas les laisser seuls dans le combat de Manbij à venir. Il a pris l’initiative d’envoyer des troupes françaises tout en annonçant son soutien total aux Forces démocratiques syriennes libres et à leur projet d’Etat kurde au Nord de la Syrie.
L’Union européenne et la France en particulier commencent à sentir qu’ils ont perdu toute influence en Syrie, en faveur du nouveau trio formé par la Turquie, la Russie et l’Iran, qui se renforce politiquement et militairement. C’est pourquoi ils ont décidé de jouer la carte kurde, pouvant peut-être leur permettre d’avoir leur place à la table des négociations en vue d’une solution politique et obtenir ainsi leur part du gâteau de la reconstruction.
Erdogan va-t-il mettre à exécution ses menaces de viser les troupes françaises et de quelle manière ?
Le Président Erdogan a été agacé par le fait que le Président français Emmanuel Macron accueille une délégation kurde au Palais de l’Elysée en février dernier. Il a été encore plus agacé par la légitimité donnée par Macron aux Forces démocratiques syriennes, classées comme mouvement « terroriste » par la Turquie, et la proposition du Président français de jouer le rôle d’intermédiaire entre elles et la Turquie. Le Président turc a considéré cela comme une humiliation impardonnable et a déclaré : « Ceux qui ont accueilli les terroristes dans leurs palais comprendront tôt au tard qu’ils sont dans l’erreur. La France ne peut plus se plaindre des organisations terroristes et de leurs actes après avoir proposé cette médiation ».
Bekir Bozdag, vice-premier ministre turc, a été encore plus clair en menaçant la France : « Nous traiterons tous ceux qui traitent avec les terroristes comme des terroristes et ils deviendront une cible pour la Turquie ».
Nous ne savons pas comment les forces françaises, qui sont effectivement arrivées à Manbij avec leurs armes lourdes pour y rejoindre les forces américaines, seront visées par la Turquie. Mais nous privilégions deux hypothèses :
Premièrement : bombardement de ces forces et de leurs positions à Manbij par les missiles et l’artillerie turcs, afin de causer le plus de pertes possibles dans leurs rangs et mobiliser l’opinion publique française contre son Président.
Deuxièmement : donner missions à des groupes fidèles à la Turquie et bénéficiant du soutien de ses services secrets, dans Manbij ou aux environs de la ville, de mener une guérilla contre les forces françaises et américaines, notamment avant l’assaut.
Les dirigeants militaires et politiques turcs se concentrent sur la ville de Tel Rifaat au Nord de la Syrie avant de mener l’assaut contre Manbij, ce qui pose la question d’un affrontement entre la Turquie, les Etats-Unis et la France après que l’administration américaine a ignoré toutes les demandes turques de retrait de ses forces de la ville.
Un collègue expert de la Turquie vient de rentrer d’Ankara, où il a rencontré de nombreux responsables. Il nous a affirmé que les dirigeants turcs étaient déterminés à reprendre la ville de Manbij à tout prix et considèrent le combat à venir de la plus haute importance. Poursuivre l’opération Rameau d’olivier jusqu’à son terme est bien moins coûteux que de rebrousser chemin, compte tenu du soutien populaire dont bénéficie l’opération.
Notre collègue a également indiqué que la Turquie menait la guerre à Afrine, Tel Rifaat et bientôt à Manbij en totale coordination avec la Russie et avec la bénédiction des autorités syriennes et iraniennes, qui ont un intérêt stratégique à faire échouer le projet américain d’Etat kurde. Il nous a déclaré que ces informations venaient d’un très haut responsable au Ministère des Affaires étrangères turc.
Pourquoi sommes-nous d’accord avec Haytham Manna quand il dit que les Etats-Unis et l’Europe ont perdu la guerre en Syrie ?
Haytham Manna, un des leaders de l’opposition syrienne, nous a confirmé que la Turquie avait pris la décision stratégique de détruire trois « cantons » kurdes au Nord de la Syrie. Il a indiqué que l’opération militaire turque au Nord-Ouest de la Syrie (Rameau d’olivier) avait des causes économiques et démographiques fondamentales, ainsi que des causes politiques. Elle a été menée dans l’intérêt de la politique intérieure turque. Il a ajouté que la Turquie n’avait pas dépensé un seul dollar dans la guerre en Syrie durant les sept dernières années et que les Etats-Unis, le Qatar et l’Arabie saoudite s’étaient chargés de la totalité du financement. Aujourd’hui, les financements saoudiens, qataris et américains diminuent et c’est la Turquie qui doit payer la facture, mais cela est impossible. Le retrait des Etats-Unis est envisageable car Donald Trump écoute les rapports de la CIA confirmant que la région Est de l’Euphrate où se concentrent ses troupes n’est pas sûre et que des groupes armées se forment actuellement afin de mener une guérilla contre les forces américaines.
Haytham Manna a indiqué que le Président Erdogan faisait face à une crise avec 3 500 000 réfugiés syriens, qui sont la cible de tous les partis turcs. Il veut fonder des villes à proximité d’Afrine, Jarablus et Al-Bab pour y transférer ces réfugiés le plus vite possible. L’opération Rameau d’olivier constitue la manière la plus rapide de réaliser cet objectif.
Dans sa conférence de presse commune avec le Président Poutine en conclusion du sommet tripartite d’Ankara, le Président Erdogan a résumé ainsi la situation en Syrie : « Depuis le premier jour des combats à Afrine, nos amis russes sont informés de toutes nos opérations militaires et les soutiennent ». Le Président Poutine a secoué la tête en signe d’approbation et n’a pipé mot.
Les Etats-Unis ont perdu la guerre en Syrie. C’est une vérité que ni la décision de Trump de ne pas retirer ses troupes ni celle d’envoyer cent soldats français à Manbij ne changeront.
Par Abdel Bari Atwane : rédacteur en chef de l’édition arabophone en ligne ar-Raï al-Yaoum
Traduit par actuarabe