Des manifestations dans la Bande de Gaza le long de la frontière avec Israël se sont produites du 7 avril au 14 mai 2018. La réaction israélienne, notamment sous la forme de tirs à balles réelles, suscite commentaires et interrogations sur la question du droit. Que faut-il en penser ?
Des tirs à balles réelles ont été effectués depuis le territoire israélien, et sont à l’origine d’un grand nombre de morts et de blessés en territoire palestinien. Les personnes visées faisaient partie d’un groupe de manifestants qui ne constituait pas une menace grave et imminente pour aucun Israélien. Ces éléments sont constitutifs de crimes de guerre.
Pour affirmer juridiquement qu’il s’agit de crimes de guerre, comme l’ont rappelé le Secrétaire général des Nations-Unies et la Déléguée de l’Union Européenne en charge des Affaires étrangères, une enquête indépendante sur les faits est indispensable. L’organisme ayant vocation statutaire à enquêter sur les crimes de guerre est la Cour Pénale Internationale. Il s’agit donc de la seule instance juridique pertinente à saisir.
Saisir le Conseil des droits de l’homme de l’ONU à propos des victimes de Gaza est une manœuvre dilatoire qui ne peut aboutir à aucune inculpation (cf. le rapport Goldstone sur la guerre de l’hiver 2008-2009). Transposé à la loi française, c’est comme faire juger un crime de sang par la Cour des comptes.
Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU est une instance politique qui se prononce sur les droits de l’homme, mais elle n’a aucune compétence juridictionnelle, et elle est purement consultative. Ses moyens d’investigation sont limités. Elle produit un rapport public sans pouvoir coercitif contre les fautifs. Exemple : une tribu amazonienne constate que l’eau de la rivière qu’elle consomme est polluée par une entreprise minière internationale, et saisit le Conseil. La publication du rapport peut avoir pour effet que l’entreprise indélicate supprime la pollution qu’elle génère.
Le statut de la Cour Pénale Internationale (Statut de Rome) a été rédigé avec l’objectif de rendre justice aux victimes de crimes de guerre en sanctionnant les personnes responsables.
Malgré leurs dénégations, les dirigeants israéliens prennent très au sérieux la Cour Pénale Internationale. En sanctionnant les responsables et non les Etats, la Cour Pénale Internationale est un outil puissant car son statut repose sur l’expérience des tribunaux internationaux, avec des règles de procédures coercitives. Un responsable pourra être poursuivi tout au long de sa vie. Avec une saisine du Conseil de droits de l’homme de l’ONU, les dirigeants israéliens peuvent dormir tranquilles.
La Cour peut être saisie par quatre principaux acteurs : 1 les Etats qui ont signé et ratifié (c’est-à-dire incorporé dans leur droit local) le Statut de Rome ; 2 le Conseil de sécurité des Nations-Unies ; 3 une « autorité de l’Etat » : ministre, procureur etc. sans que la liste soit exhaustive, en cas d’Etat dans l’incapacité d’exercer sa souveraineté ; 4 Le Procureur de la Cour Pénale Internationale.
Penser que seuls les Etats qui ont adhéré au Statut de Rome peuvent être poursuivis est une erreur. Les Etats-Unis, qui n’ont pas adhéré au Statut de Rome, font actuellement l’objet d’une enquête à propos du conflit afghan.
Seul le procureur peut décider de l’ouverture d’une enquête à la suite du signalement qui lui est fait que de possibles crimes de guerre auraient été commis. Le Procureur doit alors disposer d’informations juridiquement suffisantes, en particulier d’une chaine de preuves dont l’élaboration est complexe. Ces informations doivent obligatoirement être transmises par un avocat accrédité auprès de la Cour Pénale Internationale.
Penser que les associations non gouvernementales de défense des droits de l’homme peuvent déclencher une enquête de la Cour Pénale Internationale est une erreur. Contrairement à une idée répandue dans l’opinion publique, les ONG seules ne peuvent que contribuer par leur témoignage à une enquête déclenchée par la Cour Pénale Internationale elle-même.
Penser que le Conseil de sécurité peut bloquer une enquête déclenchée à la Cour, en particulier en faisant jouer le droit de veto des cinq membres permanents est aussi une erreur. Il peut au maximum retarder d’un an le déroulement d’une enquête, et ceci nécessite l’approbation de 9 des quinze membres du Conseil de sécurité. Une situation qui ne s’est jamais produite.
Application aux « Marches du retour ».
L’Etat de Palestine ayant signé et ratifié (en janvier 2015) le statut de la Cour Pénale Internationale par la voix du Président de l’Autorité Palestinienne, c’est idéalement à lui, au nom de l’article 14, de déclarer qu’il soutient les victimes palestiniennes qui ont donné aux avocats accrédités mandat pour les représenter à la Cour Pénale. Cette déclaration est essentielle au plan juridique, l’Etat palestinien s’engageant sans restriction à collaborer avec la Cour pendant toute la durée de l’enquête. Dans le cas particulier le Président de l’Autorité Palestinienne n’a pas utilisé l’article 14 jusqu’à présent. Il a même par le passé bloqué plusieurs plaintes : le 25 juillet 2014 (plainte déposée conjointement par son Ministre de la justice en exercice et le Procureur général de la Bande de Gaza), en juillet 2017 (plainte de 50 avocats palestiniens contre le crime de siège et le crime de colonisation notamment de Jérusalem-Est).
Mais, même en l’absence de déclenchement de l’article 14 par le Président de l’Autorité Palestinienne, toute saisine de la cour n’est pas bloquée. Le Procureur, dès lors que de nombreux signalements de possibles crimes de guerre lui ont été transmis, et à défaut d’une saisine par un Etat signataire ou une autorité de l’Etat, peut demander l’autorisation à la Cour de lancer une enquête. Il remet alors un dossier résumant les signalements qui lui ont été faits. Dans le cas du conflit afghan, et alors que les Etats-Unis ont pris la précaution de faire signer aux autorités afghanes un accord les engageant à ne jamais poursuivre les Etats-Unis devant la Cour Pénale Internationale, le Bureau du Procureur a constitué un document de 180 pages et plus de mille références réunissant l’ensemble des crimes de guerre supposés avoir été commis par les deux parties (coalition dirigée par les USA d’une part, Talibans d’autre part) de 2002 à nos jours, incluant les tortures supposées avoir été pratiquées dans les prisons « délocalisées » en Europe. Il y a aura donc prochainement une audience devant la Cour pour statuer sur cette demande. La machine judiciaire est lancée et ne s’arrêtera pas.
Le Procureur a tous les éléments pour saisir la Cour Pénale Internationale sur le conflit israélo-palestinien. C’est ce que lui disent les Palestiniens, en ayant déposé le 17 mai 2018 une nouvelle plainte rédigée au nom de 560 victimes des tirs israéliens.
Par Christophe Oberlin : médecin français qui se rend souvent dans la bande de Gaza et auteur de « Le Chemin de la Cour – Les dirigeants israéliens devant la Cour Pénale Internationale », Erick Bonnier Editeur Paris 2014
Source: Médiapart