L’Arabie saoudite et ses dirigeants actuels peuvent-ils perdre leur pouvoir? De plus en plus contesté, aussi bien à l’international – crise avec le Qatar, meurtre de Khashoggi et guerre au Yémen- qu’à l’intérieur même de son pays, Mohammed ben Salmane pourrait perdre peu à peu sa légitimité et son autorité. Analyse avec Pierre Conesa.
L’Arabie saoudite peut-elle vaciller? Si la question peut sembler provocatrice, la conjoncture de ces derniers mois, et de ces derniers jours, mérite qu’elle soit posée. En effet, la 39e réunion du Conseil de coopération du Golfe (CCG) qui se tenait à Riyad ce 9 décembre semble s’être soldée sur un nouvel échec pour l’Arabie saoudite face au Qatar. Tout comme le retrait du 3 décembre dernier de Doha du cartel de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), dominé largement par Riyad.
Au-delà de ces défaites diplomatiques face à un pays qu’elle avait placé sous un important blocus international, l’Arabie saoudite pourrait s’attirer les foudres de son meilleur allié, Washington. En effet, et en accord avec Moscou, Riyad a décidé de baisser la production de pétrole, contrevenant semble-t-il aux aspirations de Donald Trump. Ajoutés à cela, la guerre au Yémen et l’affaire Khashoggi, l’Arabie saoudite et le pouvoir de son actuel prince héritier, Mohammed ben Salmane (MBS), se trouvent dans une crise profonde.
Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire du ministère de la Défense, auteur de Dr. Saoud et Mr. Djihad et grand critique du royaume saoudien, analyse pour Sputnik la situation actuelle d’un pouvoir qui, s’il est largement touché, pourrait ne pas rompre.
Sputnik France: Le communiqué final de la réunion appelle «à préserver la puissance, l’unité et la force du CCG.» Comment interpréter cette réaction? L’Arabie saoudite est-elle en train de perdre le leadership, le contrôle?
Pierre Conesa: «Le rappel rituel de l’appel à l’unité est une espèce de leitmotiv de toutes les réunions des sommets arabes même quand il y avait les divisions les plus virulentes entre l’Égypte et l’Arabie saoudite dans la Ligue arabe, on terminait toujours pas un appel à l’unité. Donc, il faut y voir tout d’abord un caractère répétitif. Et puis, effectivement, probablement l’incertitude de l’Arabie saoudite qui a l’impression de perdre un peu son contrôle sur ses ouailles, le Qatar en étant un.
Mais cela dit, j’attire votre attention sur Oman qui s’est toujours tenu à l’écart de tout ce que décidait l’Arabie saoudite. Oman a refusé de se mêler du conflit au Yémen alors qu’il est frontalier.»
Sputnik France: Riyad avait invité l’émir Al Thani. C’était une main tendue vers Doha et/ou un aveu de faiblesse?
Pierre Conesa: «J’ai appris que Jamal Khashoggi avait reçu mission — à l’époque où il était en Arabie saoudite — d’aller voir Ben Laden, quand ce dernier était en Afghanistan, pour lui proposer de rentrer avec un sauf-conduit. La suite de l’histoire montre que, lorsqu’on vous garantit un sauf-conduit en Arabie saoudite, il vaut mieux prendre vos précautions. Donc aller demander au prince Al Thani de venir à Riyad et de se rencontrer…il faut plutôt qu’ils se rencontrent en Suisse pour être vraiment tranquille.
Avec l’affaire Khashoggi, plus personne ne peut croire que Mohammed ben Salmane va tenir sa parole, à fortiori à l’égard d’un de ses ennemis, qui ne supposerait pas tout d’un coup un piège derrière.»
Sputnik France: Finalement, cette coopération du Golfe n’existe plus réellement. Mais sa structure peut-elle explosée?
Pierre Conesa: «Disons qu’elle peut s’étioler et finir comme une espèce de survivant de l’époque de l’unité. Mais, fondamentalement, le CCG n’a jamais produit de véritable coopération d’abord parce que toutes les économies de la région sont des économies qui ne sont pas complémentaires les unes des autres, elles sont toutes sur le même modèle, c’est-à-dire pétrolières et rentières.
Comment voulez-vous faire une coopération économique avec des pays qui ont exactement le même profil économique? Ils ne vont pas échanger du pétrole entres eux. Il y a très peu d’échanges intra-golfiens parce qu’ils ont tous le système du sponsoring.
C’est donc une structure qui était essentiellement à vocation diplomatique et un peu défensive [ou militaire, comme l’intervention à Bahreïn en 2011, ndlr], mais elle a très très peu de caractère opérationnel.»
Sputnik France: Est-ce que le retrait annoncé du Qatar de l’OPEP est un nouveau revers pour l’Arabie saoudite qui domine cette organisation?
Pierre Conesa: «L’Arabie saoudite n’est pas seule à dominer cette organisation, la Russie ayant un rôle en tant que partenaire puissant. Le Qatar est un gros producteur de gaz. Il peut faire jouer les prix sur le pétrole mais ce n’est pas un acteur direct. Et le fait qu’il sorte de l’OPEP, c’est dire qu’il se considère comme maître de son propre destin parce qu’il a une autre logique.
Donc, dans une certaine mesure, oui, c’est une fracture à l’intérieur de cette unité qui avait été l’OPEP. Aujourd’hui, chacun de ces acteurs, dans ce domaine-là, comme dans d’autres par ailleurs, reprend son indépendance.»
Sputnik France: Les États-Unis de Donald Trump soutiennent Riyad dans ses turpitudes mais les derrières annonces d’abaisser la production de pétrole risquent de ne pas plaire à Washington. Est-ce que Riyad peut perdre son meilleur allié?
Pierre Conesa: «Vous savez, c’est comme les vieux couples. Ils s’engueulent parfois mais ils arrivent toujours à survivre et à coexister ensemble. Les États-Unis, par rapport aux fluctuations du pétrole, ils ont le pétrole de schiste qui leur permet de toute façon de retrouver leur indépendance selon les cours. Il y a régulièrement aux États-Unis, soit des puits qui se mettent en exploitation parce que le cours est descendu assez bas ou soit parce qu’ils montent très haut. Il y a un jeu de yoyo dans lequel les Américains en tout état de cause ont une espèce de plan B. Contrairement à nous, Européens. Nous n’avons rien. Nous n’avons pas de plan B, pas de ressources propres qui permettent de rivaliser avec l’évolution des cours.
Notre seul fournisseur avec lequel il y aurait un minimum de fiabilité cela serait la Russie. Or, on se trouve dans une situation où on a créé une crise diplomatique qui peut compliquer toutes les relations avec Moscou.
Quand vous êtes dans un paysage pétrolier où vous avez mis sous embargo l’Iran, la Russie [qui doit plutôt composer avec quelques sanctions indirectes à la vente de pétrole], le Venezuela, pour des raisons de diplomatie américaine et que vous vous retrouvez entre les mains de l’Arabie saoudite, ceux qui sont dans la position la plus fragile sont les Européens et pas les Américains.»
Sputnik France: Quelles peuvent être les conséquences, sur un plan de politique intérieure, de toutes ces difficultés que subit le pouvoir de MBS?
Pierre Conesa: «Une des caractéristiques de MBS a été la brutalité de sa prise de pouvoir. Il s’est engagé dans des actions internationales qui ont toutes virées à la catastrophe —embargo contre le Qatar, guerre au Yémen, arrestation d’Hariri, etc.- et puis vient l’affaire Khashoggi. Et il y a eu entre temps les coups qu’il a donnés sur les princes régnants, l’affaire Carlton où MBS avait emprisonné et payés 200 hommes puissants qui lui aurait par ailleurs permis de ramasser entre 60 et 100 milliards.
Mais, en même temps, le personnage [MBS, ndlr] se paye un yacht à 800 millions et un château à Louveciennes en France à 275 millions.
Ce n’est donc pas un individu qui fait de la lutte anticorruption sa matrice, c’est un homme qui dit « je suis le chef et je fais ce que je veux ». Or ses inimitiés qu’il a créées, par exemple dans la famille des sultans qui tenait depuis 30 ans le ministère de la Défense et qui étaient les interlocuteurs de tous les pays exportateurs, ceux-là ont été dépossédés. Ils n’ont plus de postes de responsabilité. Donc, il y a des inimitiés —qui sont très probablement à l’intérieur du système saoudien entre ces différentes familles- qui peuvent très bien déboucher sur un coup d’État qui viendrait de l’intérieur.
Donc, la logique de MBS est d’empêcher que ne sorte un candidat crédible pour lequel, après tout, les Américains penseraient qu’il sera moins visible et moins imprévisible. […] Donc le pouvoir de Mohammed ben Salmane peut vaciller.»
Sputnik France: Même si cela est présenté de manière succincte, selon vous, peut-on parler d’une nouvelle alliance Turquie-Qatar-Iran face à celle de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et d’Israël?
Pierre Conesa: «Oui, on peut en parler. La Turquie a créé une base, s’est solidarisée avec le Qatar quand l’embargo a été décidé en juin 2017 [et le soutien financier de Doha à Ankara, ndlr]. On a donc une puissance militaire avec la Turquie, avec un projet politique islamiste parce qu’Erdogan voudrait prendre la tête des pays sunnites. Et il y a l’Iran, qui lui aussi est une puissance militaire. La Turquie et l’Iran sont aussi des puissances démographiques et dépassent tous les autres de la région. Ils soutiennent le Qatar et rendent donc toutes politiques brutales à l’égard du Qatar extrêmement difficile.
Et c’est un problème pour les États-Unis. Parce qu’ils sont alliés avec la Turquie, membre important de l’Otan, ils possèdent une base au Qatar qui gère les champs d’intervention en Syrie et en Irak et puis il y a l’interrogation sur l’Iran qui est un pays contre lequel on peut se casser les dents.
Donc ces alliances existent. Et concernant la seconde, il y a évidemment un rapprochement avec Israël où par ailleurs je ne sais pas ce qu’il provoque comme effet dans la hiérarchie religieuse saoudienne. Parce que pendant des générations, ils ont expliqué que les mécréants, les juifs étaient responsables de tous les malheurs de la planète. Aller tout d’un coup expliquer que l’Arabie saoudite a de très bonnes relations avec Israël, surtout avec un personnage comme Netanyahu… je ne sais pas comment cela est perçu à l’intérieur de la société saoudienne.»
Source: Sputnik