Une mission de protection maritime européenne dans le détroit d’Ormuz, fausse bonne idée? L’initiative proposée par Londres fait grincer des dents à Téhéran et… à Bruxelles. Décryptage avec Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE, François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France à Téhéran et Thierry Coville, spécialiste de l’Iran à l’IRIS.
Alors que la Russie et l’Iran pourraient prochainement organiser des exercices militaires communs dans le détroit d’Ormuz, les Européens voudraient eux aussi piloter une mission navale commune dans le Golfe. C’est le désormais ex-ministre des Affaires étrangères britannique, Jeremy Hunt, qui a mis le feu aux poudres, le 22 juillet en proposant la création d’une mission de protection dans le Golfe persique, avec les Européens. Une annonce qui faisait suite à l’arraisonnement d’un tanker britannique par les forces iraniennes, en représailles, peu avant, à l’arraisonnement d’un tanker iranien à Gibraltar par le Royaume-Uni. Le diplomate britannique estimait qu’il s’agissait là de «soutenir un passage sûr à la fois pour les équipages et les cargos dans cette région vitale», tout en souhaitant se démarquer de Washington: il soutenait que cette initiative ne faisait «pas partie de la politique des États-Unis de pression maximum sur l’Iran».
Une armée européenne dans le Golfe persique?
Le lendemain, Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, confirmait le fait que Paris, Londres et Berlin travaillaient sur ce projet, appelant de ses vœux à «penser ensemble une logique de sécurisation commune dans le Golfe de manière diplomatique.» Florence Parly, ministre des Armées, évoquait ainsi le sujet avec son homologue britannique, Penny Mordaunt:
Jusque-là, les orientations des trois grandes puissances de l’UE semblaient raccord sur la nécessité de faire entendre une voix européenne commune pour ramener la stabilité dans la région, en développant un discours réellement volontariste face aux intentions bellicistes. Et l’Iran, dirigé par le modéré Président Rohani, n’y aurait pas été opposé, selon Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE (Institut Prospective & Sécurité en Europe):
«L’Iran reçoit positivement toutes les missions qui visent à apporter un peu d’accalmie dans une situation qui pourrait dégénérer. Évidemment, tout ce qui peut contribuer à faire descendre [ndlr : les tensions] est vu positivement.»
Pourtant, entre les modérés réunis autour de Hassan Rohani et les Gardiens de la Révolution, réputés plus conservateurs, les désaccords sont profonds. Et les pasdaran souhaiteraient la confrontation avec leur ennemi américain:
«Cela dépend d’où on se situe en Iran. Si on se situe du côté des Gardiens de la Révolution, des Pasdarans, sous doute que c’est vu comme potentiellement une ingérence ou une volonté de bloquer ou limiter leur agenda. Mais si on se situe de l’autre côté, de ceux qui cherchent la désescalade […] tous les éléments qui visent à éviter que les États-Unis aient l’occasion rêvée d’intervenir vont dans le bon sens.»
Londres entraîné par Washington?
Sauf qu’entre-temps, le 25 juillet, le gouvernement britannique a changé de visage avec un nouveau Premier ministre, Boris Johnson, réputé proche de Donald Trump. Le jour même, la Défense britannique annonçait dans un communiqué avoir ordonné à la Royal Navy d’escorter tout navire battant pavillon britannique dans le détroit d’Ormuz.
Et le 26, Mme Parly nuançait son soutien au projet britannique, déclarant ne pas vouloir déployer de nouveaux moyens militaires dans la région: «Nous ne voulons pas contribuer à une force qui pourrait être perçue comme aggravant les tensions». Interrogé par nos soins, François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France à Téhéran, explique la position difficile à cerner des Français et des Européens sur la question:
«C’est un peu délicat pour les Européens, pour les Français et pour les autres aussi. On ne veut pas se désolidariser des Britanniques, mais on pense que les Britanniques se sont fourrés eux-mêmes dans un guêpier.»
Dimanche 28 juillet, avait ainsi lieu à Vienne une réunion des États signataires du JCPOA (l’accord sur le nucléaire iranien signé en 2015), évidemment sans la participation des États-Unis, qui ont unilatéralement rompu ledit accord. Plusieurs sujets sensibles y ont été évoqués, dont le dépassement du plafond de l’uranium enrichi, la saisie des pétroliers iranien et britannique et donc l’organisation de cette mission commune. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’une position commune des Européens s’est dessinée, en désaccord avec Londres, qui serait entraînée par Washington. C’est ce que pense Emmanuel Dupuy, fin connaisseur des arcanes européens:
«La réunion de Vienne de dimanche dernier a conforté l’idée selon laquelle un hiatus est en train de se créer entre les positions allemande, française et européenne, le Service européen pour l’action extérieure, et celle des Britanniques. Ces derniers semblent vouloir faire de leur proposition de mission navale européenne une action complémentaire à celle proposée par Washington. Paris, Berlin et Bruxelles semblent au contraire vouloir l’utiliser comme une alternative à une approche navale plus offensive prônée par Washington.»
L’Iran face aux ingérences occidentales
La réaction iranienne s’est fait attendre jusqu’au 28 juillet, quand Ali Rabiei, porte-parole du gouvernement iranien cité par l’agence ISNA, déclarait l’opposition nette de son pays à cet appel «provocateur» de la part de Londres. Le représentant de Téhéran dénonçait également un «message hostile» qui allait «accentuer les tensions.» Le président Rohani à lui-même déclaré que «la présence de forces étrangères n’aidera pas à la sécurité de la région et sera la principale source de tensions.» Plus tranché qu’Emmanuel Dupuy, l’ancien ambassadeur de France interprète la position iranienne vis-à-vis de cette initiative:
«Les Iraniens ont dit qu’ils étaient très hostiles de toute façon à toute formule de ce genre. Ils considèrent que ce sont eux les principaux responsables de la sécurité dans le golfe Persique et dans le détroit d’Ormuz. Ils considèrent que toute initiative de pays extérieurs à la région ne peut que compliquer les choses.»
Tensions dans le détroit d’Ormuz
L’envoi d’une mission européenne de surveillance du Golfe perçue comme une ingérence intolérable par l’Iran? C’est ce que pense aussi Thierry Coville, spécialiste du pays à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), qui reste néanmoins très circonspect sur l’avenir d’une telle proposition:
«Du côté iranien, je pense que l’envoi d’une force européenne dans le Golfe serait sûrement vécu comme l’Europe qui coopère avec les États-Unis pour rentrer dans la politique de pression maximum contre l’Iran. Et ça, ça ne serait pas bon pour la diplomatie européenne qui, par ailleurs, essaie de faire des efforts pour garder l’Iran dans l’accord [sur le nucléaire, ndlr]. Il y a des déclarations qui sont faites, mais ça m’étonnerait que l’Europe se lance dans une telle initiative.»
Les tentatives françaises pour la paix
Et la France dans tout ça? Emmanuel Macron tenterait de sortir son épingle du jeu, en développant un canal direct avec le Président iranien. Mais les faibles réponses françaises apportées (dont l’instrument de payement Instex) suite à la rupture de l’accord sur le nucléaire par Donald Trump ne présagent pas le meilleur à Téhéran. Emmanuel Dupuy souligne la posture délicate de Paris:
«La position française paraît être une position d’équilibriste. D’un côté, le Président Emmanuel Macron ne cesse de rappeler sa volonté de servir de médiateur. Il envoie pour cela son nouveau conseiller diplomatique, Emmanuel Boone, à Téhéran deux fois de suite, il reçoit le vice-ministre des Affaires étrangères Abbas Araghchi, il y a quelques jours, mardi dernier, à l’Élysée, porteur d’une lettre du Président Rohani. Et en même temps, ça donne l’impression que la France veut jouer cavalier seul, en n’associant pas ses partenaires européens. Donc l’idée d’une médiation européenne apparaît aussi arriver soit trop tôt, soit trop tard, au moment où les Américains sont en train d’entraîner les Britanniques.»
La situation dans le détroit d’Ormuz pourrait ainsi évoluer selon les agendas intérieurs américain, britannique et français. L’Élysée, qui vient de sortir d’une séquence très éprouvante de six mois de mobilisation des Gilets jaunes, souhaiterait davantage rehausser la stature du Président Macron à l’international. D’où les récents déplacements à Belgrade et à Tunis, ainsi que le G7 à Biarritz du 24 au 26 août.
Source: Sputnik