Dans les entrailles d’une frégate française croisant en Méditerranée orientale, une dizaine de marins plongés dans la pénombre scrutent les consoles radars. Parmi les carrés rouges signalant la position de navires, les bâtiments d’exploration turcs Oruc Reis et Barbaros.
Depuis trois mois, la frégate furtive La Fayette patrouille dans cet espace stratégique, entre côtes syriennes, grecques et chypriotes. Ses 170 membres d’équipage y gardent les yeux ouverts et les oreilles tendues, alors que la découverte d’immenses gisements gaziers a fait monter la tension d’un cran ces derniers mois entre Athènes et Ankara, en désaccord sur leurs frontières maritimes.
La France, vent debout contre les incursions turques dans les eaux territoriales grecques et chypriotes, compte sur la présence continue de sa marine en « Medor » pour savoir ce qui s’y joue, mais également pour envoyer des messages: dès son arrivée en août, La Fayette a participé à un exercice avec la Grèce, Chypre et l’Italie, pour montrer un front européen uni face à Ankara.
Dans une mer où chaque acteur joue sa partition sans complexe, « notre mission première est d’observer tout ce qui se passe, pour offrir à nos chefs et aux autorités politiques une appréciation autonome de situation », explique le chef du groupement opérations de La Fayette, le lieutenant de vaisseau Mathieu, qui supervise le centre névralgique du bateau: le « CO », ou central opérations.
C’est dans cette pièce sombre et exigüe, à l’accès strictement restreint, que parviennent les informations classifiées récoltées par les capteurs du bateau: radars aérien et de surface, caméra infrarouge pour pister de nuit comme de jour des navires ou aéronefs « d’intérêt », voire des sous-marins remontés à la surface, instruments de guerre permettant de repérer les émissions électromagnétiques adverses en complément des radars.
La frégate jouit ainsi à chaque instant d’une vue d’ensemble sur le bassin méditerranéen oriental.
« Eviter la méprise »
Sur les écrans figurent un navire de guerre britannique à Limassol (Chypre), des Russes aux abords des ports syriens de Tartous et Lattaquié, mais aussi le navire turc Oruc Reis en mission d’exploration entre les îles grecques de Kastellorizo et Rhodes, en dépit des protestations d’Athènes. Ou encore le bâtiment turc de prospection sismique Barbaros, au sud-ouest de Chypre, escorté par deux bateaux civils pour protéger ses immenses câbles équipés de micros.
« Leur dispositif s’est allégé ces dernières semaines. On vérifie que ça ne va pas regonfler à un moment ou à un autre », commente le commandant de la frégate, le capitaine de vaisseau Sébastien Martinot.
Sur ce type de mission, « on vient apporter un coup d’éclairage sur une zone où il faut plus que jamais avoir les faits exacts pour pouvoir juger, éviter la méprise, et ne pas dépendre des rumeurs, des réseaux sociaux, ou même des informations de nos alliés », fait-il valoir.
Pendant ces trois mois en mer, « on n’a jamais autant surveillé les Turcs », commente le second maître Liès sur le pont baigné de soleil, d’où l’on aperçoit les côtes libanaises. « On les a croisés tellement de fois qu’on sait quels navires les protègent. Mais on n’intervient pas, ce n’est pas notre rôle ».
Un « espace de confrontation »
A ses côtés, le catalogue « ODB » (« ordre de bataille »), un porte-documents plastifié de plusieurs dizaines de pages, rassemble les photos et identité de tous les bateaux d’intérêt croisés par la frégate.
A l’arrière du navire, l’hélicoptère Panther s’apprête à prendre son envol.
« On est équipés de capteurs performants qu’on peut déporter à plusieurs dizaines de milles nautiques du bateau, auquel on transmet les informations en direct », explique le lieutenant de vaisseau Denis, chef du détachement Panther.
« Nos photos finissent souvent dans les états-majors », sourit-il.
Toutes les informations récoltées sont quotidiennement envoyées au commandant français de la zone militaire Méditerranée (CECMED), à Toulon. Elles sont partagées avec l’opération internationale antijihadiste Inherent Resolve en Irak et en Syrie ainsi qu’avec l’opération européenne Irini, chargée de contrôler le respect de l’embargo de l’ONU contre la Libye.
Mais c’est moins systématique avec l’Otan, dont fait partie la Turquie, admet le commandement du navire.
L’été dernier, Paris s’est provisoirement retirée de l’opération otanienne de sécurité maritime « Sea Guardian » en Méditerranée, après avoir dénoncé le comportement « extrêmement agressif » d’un bateau turc contre une frégate française sous mandat de l’Alliance, au cours d’une tentative de contrôle d’un cargo soupçonné de transporter des armes vers la Libye.
« Quand je suis entré dans la Marine, la mer était vue comme un espace de projection , aujourd’hui c’est devenu un espace de confrontation », note le capitaine de vaisseau Martinot.
« La Medor est un théâtre passionnant, préoccupant. Il va falloir continuer à être présents pour faire valoir les intérêts européens et la liberté de navigation ».
Source: AFP