La Turquie s’apprêterait à vendre des drones à l’Arabie saoudite, signe que les deux puissances sunnites rivales semblent amorcer une détente. Alors que Joe Biden a suspendu ses ventes d’armes dans le Golfe, Riyad souhaite diversifier ses partenaires et envoyer un message clair à Washington, estime Umar Karim, chercheur et spécialiste du Golfe.
Et si l’achat des drones turcs par l’Arabie saoudite permettait un dégel des relations entre Ankara et Riyad? Le Président turc Recip Tayyip Erdogan a déclaré lors d’une conférence de presse que «l’Arabie saoudite a fait une demande à la Turquie pour des drones armés». Information qui n’a pas été démentie du côté saoudien.
Cette possible vente permettrait donc à Riyad d’acquérir des drones à l’efficacité éprouvée: le TB2 a fait ses preuves du côté azéri dans la guerre du Haut-Karabakh contre les troupes arméniennes. Le royaume saoudien semble vouloir s’équiper d’un appareil militaire offensif qui pourrait être utilisé contre les rebelles houthis au Yémen. De plus, elle viendrait entériner un début de détente entre les deux rivaux sunnites. Mais pour Umar Karim, chercheur à l’université de Birmingham et spécialiste des pays du Golfe, «il faut tout de même nuancer ce rapprochement»:
«Nous ne savons pas avec certitude quelle a été la communication entre les deux parties sur ce sujet. Mais il semble qu’il s’agisse d’une stratégie visant à faire baisser la température sans pour autant compromettre leurs positions politiques respectives.»
Les relations entre les deux pays ont longtemps été tendues. Au cours des «Printemps arabes», la Turquie et l’Arabie saoudite campaient sur des positions diamétralement opposées. C’était le cas en Libye ou en Égypte, avec le soutien d’Ankara aux Frères musulmans, alors que Riyad se rangeait du côté du maréchal al-Sissi.
De plus, avec l’affaire de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi au consulat d’Istanbul, les tensions ont connu leur paroxysme. Si le chercheur nous rappelle «qu’il y avait surtout une méfiance mutuelle entre Erdogan et MBS [Mohammed ben Salmane, prince héritier d’Arabie saoudite, ndlr]», cet évènement a engendré le boycott des produits turcs en Arabie saoudite. «Pour l’anecdote, même les séries turques très prisées dans le monde arabe étaient interdites dans le royaume», rappelle Umar Karim à Sputnik.
Ankara et Riyad se battent pour le leadership du monde sunnite
Sur fond de rivalité idéologique et politique dans le Golfe, la Turquie s’appuyait uniquement sur le Qatar. Les autres pays sunnites de la région, l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis et l’Égypte faisaient front commun dans la lutte contre l’islam politique des Frères musulmans. Néanmoins, depuis le 6 janvier dernier, les pays du Golfe ont mis fin au blocus du petit émirat. Pour autant, «il ne s’agit pas d’une réconciliation, mais plus d’un réchauffement des relations», estime Umar Karim. Profitant ainsi de cette détente, la Turquie et l’Arabie saoudite souhaitent enterrer la hache de guerre.
«Les relations sont problématiques. Dans le langage des relations internationales, nous pouvons les qualifier de puissances opposées, voire d’ennemis, bien qu’ils semblent s’engager en ce moment vers une pacification», précise le chercheur à l’université de Birmingham.
Ankara et Riyad se battent pour le leadership du monde sunnite. L’Arabie saoudite jouit d’une légitimité certaine en raison de la possession des deux principaux lieux saints de l’Islam. La Turquie elle, engrange «un capital sympathie auprès de la rue arabe pour son discours panislamiste», souligne le spécialiste des questions du Golfe. Cette détente n’est pas encore pour autant actée. Le Président turc a ainsi récemment dénoncé la tenue prochaine de manœuvres aériennes gréco-saoudiennes en Méditerranée orientale.
«L’Arabie saoudite et la Turquie ont des agendas politiques bien précis. Cette probable vente ne signifie aucunement un apaisement total des relations sur tous les dossiers régionaux. Les deux pays s’opposent en Syrie, en Libye et à Chypre.»
Les divergences semblent donc encore nombreuses entre les deux pays et l’on peut simplement voir dans cette volonté d’acquérir du matériel militaire turc un «certain pragmatisme de la part des autorités saoudiennes», souligne Umar Karim.
L’Arabie saoudite veut atténuer sa dépendance vis-à-vis des USA
Pragmatisme, car cet achat s’inscrit dans un contexte particulier. Les relations entre Riyad et Washington se sont refroidies depuis l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche. Le nouveau Président américain se veut plus critique à l’égard de la guerre au Yémen et du respect des droits de l’homme par Riyad. Mais il a surtout fait de la résurrection de l’accord sur le nucléaire iranien son principal objectif de politique étrangère. Voyant ce revirement mauvais œil, les Saoudiens commencent à regarder ailleurs. L’idylle qui prévalait entre les deux pays du temps de Trump semble révolue ou du moins réfrénée.
«L’Arabie saoudite, gênée par la suspension des ventes d’armes par l’Administration américaine et par la recrudescence des attaques des Houthis, est donc à la recherche de nouveaux systèmes d’armes et les drones turcs restent une option intéressante.»
Umar Karim rappelle ici l’une des premières mesures de l’Administration Biden. Dès son arrivée au pouvoir, ce dernier a ajourné les ventes de F-35 aux Émirats arabes unis et de munitions de précision à l’Arabie saoudite «pour permettre aux nouveaux dirigeants de les réexaminer.» Toujours en guerre contre les rebelles yéménites et acculé par les attaques de drones sur ses installations pétrolières, Riyad et cherche ainsi de nouveaux partenaires.
«Il est certain que cette probable vente de drones est un message clair qui indique que les Saoudiens ont d’autres options que les États-Unis et qu’ils peuvent les exploiter», souligne le spécialiste des pays du Golfe.
De là à penser à une reconfiguration des alliances, il y a encore loin de la coupe aux lèvres. Pour le chercheur à Birmingham, «il s’agit uniquement d’un recalibrage en fonction d’une conjoncture bien précise». Avec cette affaire de drones, Riyad semble montrer qu’il n’est plus totalement dans une logique de dépendance à l’égard de Washington: «même si cela est minime, les Saoudiens veulent diversifier leurs engagements.»
Pour autant, «L’Arabie saoudite ne peut pas se passer des États-Unis. Aujourd’hui, il est inenvisageable de penser une telle chose. La Russie et la Chine ne peuvent pas remplacer Washington, car ils n’en ont pas la capacité et leur posture idéologique n’est pas suffisamment en adéquation avec les attentes saoudiennes, notamment à l’égard de l’Iran», conclut Umar Karim.
Source: Sputnik