Lors d’une boutade restée célèbre, Mahmoud Darwich évoquait un jour les discours de Yasser Arafat. Avec ironie, il a lancé : « Heureusement qu’Israël ne le croit pas. Sinon, elle nous aurait bombardés chaque jour jusqu’au dernier d’entre nous. »
L’histoire ici renvoie à la nature même de l’esprit israélien, fondé sur un sentiment écrasant de supériorité vis-à-vis des Arabes et des musulmans en général, et des Palestiniens en particulier. Cet esprit est complexe : d’un côté, il considère ces derniers comme inaptes à la vie elle-même ; de l’autre, il les juge incapables ou non qualifiés pour le combattre.
Depuis la création de l’entité, Israël a toujours cherché, à travers chacune de ses guerres, à rappeler aux Arabes et aux musulmans qu’ils lui étaient inférieurs et qu’ils n’avaient aucun droit, pas même celui de rêver à la Palestine. Son degré de brutalité n’a pas varié d’un conflit à l’autre, si ce n’est par une férocité accrue, visant en réalité à effacer toute existence à la racine, et non simplement à mettre fin à l’idée d’un État palestinien ou à la revendication d’un droit arabe.
Mais, au cours du dernier quart de siècle, Israël a été confronté à d’autres réalités. Il a découvert que la question libanaise n’avait pas de solution. Il a alors pensé que son retrait suffirait à créer une dynamique qui, avec le temps, finirait par effacer l’idée d’une victoire de la résistance.
Cependant, absorbé par les débats internes autour de sa défaite, Israël a négligé – sans le vouloir – l’impact de ce retrait sur les Palestiniens. Moins d’un an plus tard, il constatait que ces derniers, comme mis devant l’évidence, n’avaient trouvé d’autre voie que d’intensifier leur résistance, celle-ci apparaissant comme l’unique option réaliste pour obtenir leurs droits.
Même Yasser Arafat, qui pensait avoir trompé Israël à travers les accords d’Oslo, a fini par comprendre que l’ennemi n’avait aucune intention de lui accorder la moindre récompense et que personne ne se souciait de consolider son pouvoir naissant. Il voyait de ses propres yeux l’avancée du projet israélien visant à s’emparer de toute la Palestine.
Il a décidé alors de donner les coudées franches aux combattants du Fatah et a repris ses contacts avec les forces de la résistance au Liban et en Palestine.
Il assurait aux responsables concernés que la victoire du Hezbollah au Liban avait déclenché la deuxième intifada. Par ce geste, Arafat dit à son peuple et au monde qu’il fallait revenir à la résistance armée. Tout en sachant que l’ennemi avait dressé un cercle de suspicion autour de toutes les forces armées liées à l’Autorité palestinienne et qu’il avait lancé des vagues d’assassinats et d’arrestations touchant des centaines de personnes, allant jusqu’à tenter d’éliminer Arafat lui-même.
Pourtant, le destin palestinien prit le devant de la scène, et l’ennemi ne pouvait plus s’entêter. À Gaza, il a reproduit ce qu’il avait fait au Liban cinq ans plus tôt, en l’an 2000, en se retirant d’une manière qu’il croyait qu’elle devait mettre fin à la résistance.
Ce qui s’est passé, c’est que la résistance a poursuivi son action et ses efforts pour obtenir l’intégralité de ses droits, tandis que l’ennemi se retournait contre lui-même, enterrant l’idée même d’un règlement. Il a choisi d’avancer dans son projet expansionniste et d’effacer toute présence palestinienne, tout en cherchant à frapper ceux qui l’avaient humilié sur le front nord.
Le point culminant de cette logique fut la guerre de juillet 2006, qui, non seulement a fait échouer son plan, mais a mis aussi en échec un projet américain plus vaste concernant toute la région.
L’ennemi est alors revenu à sa logique initiale, s’appuyant sur une stratégie de domination quotidienne contre tous les Palestiniens, partout en Palestine. Il a mis en place toutes les formes d’apartheid à l’égard des Palestiniens de 1948, a lancé le plus vaste plan de colonisation en Cisjordanie, puis a mené une campagne militaire continue contre la bande de Gaza.
En parallèle, il a conduit le plus grand programme sécuritaire de son histoire contre ses adversaires, entrés dans une phase de consolidation de l’axe de la résistance, menant de vastes opérations d’assassinats au Liban, en Syrie, en Iran et ailleurs dans le monde, et engageant une préparation exceptionnelle en vue d’une confrontation sur le front nord en particulier.
Mais l’ennemi, qui avait fait preuve d’une grande vigilance envers le Hezbollah, est revenu à sa supériorité à l’égard des Palestiniens de l’intérieur. Il a interprété la soumission de Mahmoud Abbas à l’autorité de l’AP comme un signe de lassitude de la population. Il a interprété la lutte pour la levée du siège de Gaza comme une simple exigence et a donc eu recours au chantage.
Cependant, l’ennemi ignorait qu’il allait trouver à Gaza quelqu’un qui pensait différemment du point de vue dominant. L’ennemi, qui n’avait pas tiré les leçons de l’an 2000, semblait également ne pas avoir tiré les leçons de 2006. Il a persisté dans le déni et l’obstination, et n’a pas pris au sérieux les leçons que la résistance de Gaza avait tirées de l’expérience de la résistance au Liban. Il n’a même pas pris la peine d’examiner sérieusement les leçons de la guerre de résistance contre l’occupation américaine en Irak, la considérant comme un simple problème lié à la performance américaine.
Jusqu’à ce que l’opération Déluge d’al-Aqsa porte un coup terrible à tous les concepts qui régnaient sur la résistance en Palestine.
Lorsque la direction des Brigades al-Qassam a décidé de la déclencher, elle n’a pas lancé de surprises sans prévenir. Outre les nombreux indicateurs sécuritaires et militaires révélés par l’ennemi après l’opération, le discours politique et la structure de mobilisation adoptés par le Hamas depuis 2014 et développés après 2017 indiquaient clairement qu’il avait décidé de suivre une voie déconnectée de la tendance dominante. La nature même de l’opération n’a pas échappé aux réflexions et aux débats des professionnels et des spécialistes.
Mais le problème de l’ennemi, d’abord, et celui de l’esprit arabe, ensuite, sont liés une fois de plus à la futilité de croire que le camp le plus faible puisse inventer des moyens de frapper l’ennemi dans ses points forts, et non dans ses points faibles. Ce que le Hamas a fait en ce jour glorieux n’était pas une opération de sécurité visant un site, une personne ou une entité militaire spécifique.
Il s’est plutôt attaqué à l’ensemble du système de défense qu’Israël avait construit autour de la bande de Gaza et l’a fortifié de toutes ses forces pendant 18 ans.
En quelques heures, le Hamas s’est révélé capable de percer les lignes de défense, de mener la plus vaste opération de tromperie contre les services de renseignement israéliens et de plonger tous ceux qui l’évaluaient dans un état d’aveuglement sans précédent.
À cela s’ajoute un succès tactique, obtenu grâce à une gestion optimale de la puissance de feu des combattants du Hamas, une opération extraordinaire compte tenu de la faiblesse des capacités de la résistance sur place. L’opération s’est déroulée dans un contexte de tensions politiques inhabituelles sur le front avec l’ennemi sur tous les autres fronts.
Aujourd’hui, certains veulent que nous examinions les résultats de l’opération, au milieu des massacres de l’ennemi. Certains veulent nous dire que quiconque pense ainsi doit considérer ce prix. Mais ces gens n’osent pas réfléchir un seul instant à ce qui est arrivé à Israël ce jour-là, et personne ne veut examiner l’ampleur de la défaite extraordinaire subie par le concept de sécurité face à un ennemi dont le monde est basé sur la dissuasion et le blindage.
Ceux qui défendent cette logique sont les mêmes dont la conscience a été faussée depuis l’invasion de 1982, lorsqu’ils ont admis qu’Israël est devenu un destin inévitable et accepté toutes sortes de concessions face à lui.
Aujourd’hui, au lieu de se reprocher d’être à la mauvaise place dans l’histoire, ils reprochent à la résistance et à son peuple d’avoir osé faire l’inévitable pour recouvrer leurs droits.
Aujourd’hui, nous constatons que la glorification des héros de Gaza n’est pas notre droit. Elle nous rappelle plutôt, à nous-mêmes comme à l’ennemi, que la vie, riche en expériences, ne comporte qu’un nombre limité de choix majeurs.
Croire que la bataille de Gaza se terminera par une reddition épargnant à Israël le châtiment qu’il mérite, c’est une fois de plus une lecture erronée de l’histoire. Mais le temps seul est riche d’enseignements pour ceux qui souhaitent apprendre !
Par Ibrahim al-Amine, rédacteur en chef du journal libanais al-Akhbar