La politique agressive des États-Unis destinée à priver les citoyens syriens des ressources nationales indispensables à leur vie quotidienne semble devoir se poursuivre en dépit d’apparentes divergences au sein de l’administration Biden. Ses répercussions ajoutées à celles des sanctions financières et matérielles imposées par le « Caesar Syria Civilian Protection Act » (ou loi César), entré en vigueur le 17 juin 2019, sont de plus en plus désastreuses.
Il n’aura échappé à aucun observateur que le but non déclaré de cette politique est de plonger les Syriens dans la famine et le désespoir en leur suggérant que si leur pays a gagné la guerre, il n’a pas gagné la paix, à moins de pousser leur gouvernement à accepter certains compromis qui serviraient les intérêts du camp des agresseurs et mettraient fin à leur calvaire.
Une illusion combattue par Naram Sarjoun, notamment dans deux récentes publications dont nous traduisons ici deux larges extraits. [NdT].
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De l’illusion à la réalité
J’ai reçu une lettre qu’il est de mon devoir de publier, suivie de ma réponse :
« Monsieur Naram,
J’ai beaucoup entendu parler de vous, mais aujourd’hui beaucoup disent que vous n’exprimez pas leurs inquiétudes. Pourquoi n’écrivez-vous pas sur nos soucis, lesquels ne se limitent pas à repousser les États-Unis et à vaincre la Turquie ? Nos soucis sont l’essence, le pain et les bas salaires. Ne pensez-vous pas que nous devrions échanger la victoire contre du pain ? Je pense qu’il est temps que vous quittiez votre monde idéal pour entrer dans notre monde réel, afin que nous puissions revenir dans le vôtre. J’espère ne pas vous avoir mis en colère.
Votre amie qui vous aimait et vous aime toujours ».
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Mon amie,
Ce qui me dérange n’est pas la question, mais que c’est plutôt vous qui vivez dans un monde idéal et utopique ; vous et tous ceux qui, comme vous, pensent que la résistance est irréaliste tandis que le compromis serait notre seule option salvatrice. Ce qui me dérange est que vous n’arriviez pas à faire la liaison entre votre pain et les États-Unis [USA]. Permettez que je ravive un tant soit peu votre mémoire avant de revenir sur cette liaison. Ce n’est qu’alors que vous déciderez lequel de nous deux vit dans l’utopie et l’illusion.
Qui a publiquement incendié le blé syrien sur nos terres ? Les USA.
Qui a détruit la Livre syrienne ? Les USA.
Qui empêche le carburant d’atteindre les centrales électriques ? Les USA.
Qui empêche la reconstruction et l’emploi de centaines de milliers de Syriens pour qu’ils se noient dans la pauvreté ? Les USA.
Qui vole notre pétrole au vu et au su du monde entier et poursuit les pétroliers qui se dirigent vers nous ? Les USA.
Une dernière question plus importante que toutes les autres : que veulent les USA ?
Pensez-vous qu’ils veulent tout simplement la « normalisation » avec Israël et la paix, suite à quoi nous échangerions des poignées de main et nous nous embrasserions, chacun de nous poursuivant son chemin ? […].
Savez-vous ce que veulent les USA pour libérer le blé capturé, les carburants et la Livre syrienne ? Ils ne se soucient pas de qui gouverne le pays, mais veulent disposer de sa géographie et de ses orientations politiques. D’ailleurs, ils le reconnaissent franchement et disent ouvertement qu’ils ne peuvent plus accepter une Syrie unie quelles que soient les concessions acceptées par les autorités syriennes en place, tout comme ils n’accepteront pas un Irak unifié… un projet publié depuis 1982 ! C’est pourquoi ils veulent : 1/ couper la région d’Al-Jazira [le nord-est confié à leurs milices séparatistes FDS] afin de priver à jamais les Syriens de blé et de carburants, 2/ un État islamique au nord-ouest [la région d’Idleb] sous les bons auspices de Erdogan afin qu’il reste tel un furoncle infestant le corps et l’esprit du pays, 3/ une entité désarmée dans la région sud pour qu’Israël ne soit pas inquiété ; 4/ le reste vous revenant mais sans blé, sans carburants et sans armes, seule option de salut que les USA aimeraient vous offrir.
En d’autres termes, soit vous acceptez la partition de votre pays, soit vous acceptez la modification de votre constitution dans le cadre du processus d’Astana, de telle sorte qu’elle consacre des quotas sectaires au sein de votre gouvernement, en conséquence de quoi vous obtiendrez ce que les Irakiens ont obtenu, ni plus ni moins. […]. Auquel cas c’est de vos propres mains que vous traceriez les lignes de la partition ou celles d’une constitution sectaire.
J’ai pensé que vous m’enverriez plutôt une lettre dans laquelle vous reprocheriez au président Bachar al-Assad de ne pas avoir encore appelé au lancement d’une résistance populaire globale dans l’est syrien en tant qu’unique option pour la résolution des problèmes de notre douloureux quotidien, problèmes fabriqués par les USA. J’ai aussi pensé que nombre de nos jeunes qui se battent dans les files d’attente des stations-service iraient manifester devant le palais présidentiel pour réclamer la libération de la « Jazira syrienne », puisque votre pain, votre blé, votre pétrole et votre ennemi se trouvent là ! […].
Les USA ne libéreront pas le blé ni le carburant même si vous couvrez tout Damas et le tombeau de Saladin de leur seul drapeau, même si vous couronnez le minaret de la Mosquée des Omeyyades du drapeau israélien. Pour eux, vous êtes un peuple à qui ils doivent arracher la volonté et qui doit mendier son pain, son eau, de quoi se réchauffer et rester en vie. Un peuple dont il faut diviser la terre et dont le rêve serait un plus large Sykes-Picot divisant ce qui a déjà été divisé.
Mon amie, je vis dans le réel et vous vivez dans l’illusion. Sortez-en et, avec vos camarades, dirigez-vous vers le palais présidentiel pour réclamer au président le signal de la libération de l’est syrien devant les caméras. Croyez-moi, la colère populaire fera que Biden et son administration ne pourront que vous laisser profiter des ressources de votre terre, car les USA craignent les peuples qui connaissent la vérité et maltraitent les peuples aveuglés par l’égoïsme et l’ignorance.
Maintenant, mon amie, il vous appartient de choisir la meilleure option.
Le mal et son remède sont à Al-Tanf
Ce 3 mars, j’ai été interpellé par un article disant que des terroristes voleurs avaient attaqué des bergers syriens et tué 400 moutons dans la banlieue est de Hama1. Le genre de scoop susceptible de récolter un maximum de « likes » en vertu de l’adage selon lequel « l’évènement n’est pas qu’un chien morde un homme, mais qu’un homme morde un chien ». Dans ce cas précis, vu que des terroristes voleurs n’auraient pas tué ces moutons mais auraient embarqué le troupeau, la question devient : pourquoi ces moutons ont-ils été tués ?
À l’évidence, il s’agit d’un acte terroriste inséparable des opérations de destruction de l’économie et des incendies provoqués des champs de blé ou des oliveraies de la côte syrienne, dans le cadre d’un processus de dépossession graduelle des moyens de subsistance de la population, en vue d’un appauvrissement délibéré et complémentaire des méfaits du Caesar Act, de la guerre et des voleurs turcs.
En effet, un tel acte ne reflète pas la mentalité finalement tribale des terroristes. En revanche, détruire les besoins de vie et de survie de l’adversaire afin de l’affaiblir et même de l’exterminer est une mentalité plutôt américaine. L’Histoire nous parle encore de ces envahisseurs européens qui n’ont eu de cesse de nuire et d’anéantir les Indiens d’Amérique en dépit de tous les accords de paix signés avec eux. Ils furent les premiers à utiliser l’arme bactériologique au moyen de couvertures importées d’hôpitaux anglais et contaminées par toutes sortes d’agents pathogènes, notamment par le virus de la variole. Un cadeau empoisonné des Anglais aux pauvres autochtones qui tombaient comme des mouches sans savoir d’où venait la mort qui s’était faufilée dans leur habitat. Et s’ils survivaient à l’épidémie, ils n’avaient plus de quoi se nourrir ou se vêtir et construire leurs huttes, les colons européens ayant massacré les troupeaux de bisons qu’ils chassaient pour répondre à ces besoins. Leurs cadavres et leurs carcasses pourrissaient dans la nature, comme si l’Indien était devenu un berger ayant perdu ses moutons…
Certains pourraient ranger cet évènement dans la catégorie des faits divers. D’autres refuseront de croire que les États-Unis qui possèdent des armes atomiques puissent se donner la peine de tuer des moutons, d’incendier des récoltes, de détourner des ressources naturelles, de bloquer le remplissage de barrages comme cela se passe pour le barrage de la Renaissance en Égypte, et d’assécher avec la complicité de la Turquie le Tigre et l’Euphrate sans jamais reconnaître qu’ils ont recours à des guerres peu couteuses, des guerres qui rappellent l’époque des bandits de grands chemins.
Si nous revenons sur tout ce qui s’est passé ces dernières années en Syrie, nous constatons que la guerre contre les moyens de subsistance de la population a commencé dès les premiers jours et n’a jamais cessé depuis. Rappelez-vous les milliards de Livres syriennes parties en fumée suite aux incendies des vastes entrepôts de tissus à Alep bien qu’ils appartenaient au secteur privé, la destruction des boulangeries et la pénurie de pain qui en a résulté, l’empoisonnement de la source d’Aïn-Fija privant d’eau les habitants de Damas sur une longue période, la destruction de l’agriculture dans la Ghouta orientale du fait que les agriculteurs ont été poussés à abandonner leurs faucilles et leurs haches pour prendre les armes et transformer leurs terres en plates-formes de lancement de roquettes et d’obus de mortiers, etc.
Et aujourd’hui, vous ne pouvez pas séparer le massacre des troupeaux d’ovins des opérations de cambriolage des usines d’Alep menées ouvertement et sans vergogne par Erdogan le « pilleur d’Alep », ni du vol éhonté des olives et oliviers sur pied de Afrin et de Idleb, ni du sabotage du barrage de l’Euphrate et de la production ou du transport de l’électricité et du gaz alimentant les installations privées et publiques, ni même de la privation de vaccins et des nécessités médicales. Tout cela s’inscrit dans la chaîne d’un sabotage ininterrompu destiné à priver les Syriens de toutes les nécessités de la vie, comme ce fut le cas de l’Indien d’Amérique privé de toutes les richesses de sa terre afin qu’il meure de faim, de maladie ou de désespoir, à défaut d’être tombé sous les balles.
Quand nous disons que la crise économique en Syrie est la conséquence d’un plan diabolique délibérément mis en œuvre, un plan qui n’est comparable qu’aux procédés appliqués par les colons européens aux populations amérindiennes, nous n’exagérons pas.
C’est pourquoi, tous ceux qui inondent le monde du vacarme de leurs plaintes contre les privations, la faim et les prix élevés en Syrie devraient réfléchir non sur les voleurs mais sur ceux qui fabriquent des voleurs tueurs de centaines de moutons nécessaires à la sécurité alimentaire de milliers de familles dans le secteur. Des tueurs terroristes qui ne réfléchissent pas comme des voleurs, mais conformément à la mentalité du cow-boy qui tue les troupeaux pour affamer les gens afin de les déposséder de leurs biens et de les soumettre.
Par conséquent, je prie tous les Syriens qui tentent d’évacuer leur colère contre la faim et la montée vertigineuse des prix sur les réseaux sociaux de se demander qui les prive de nourriture. Est-ce la conséquence d’une mauvaise gestion du gouvernement syrien ou de la corruption ? Ou bien est-ce le résultat d’un processus systématique d’appauvrissement mené selon la mentalité des colons européens pour lesquels nous sommes tous des peaux rouges ? Une mentalité inchangée depuis leur conquête de l’Amérique jusqu’à leur arrivée chez nous et leur installation dans la base militaire illégale d’Al-Tanf2 [base à partir de laquelle les terroristes de Daech lancent actuellement leurs attaques contre les soldats de l’Armée syrienne ; NdT].
Vous devez vous attendre à ce que cette guerre des États-Unis contre nos besoins vitaux ouvre la voie à notre éradication par la propagation des crimes et du chaos consécutifs à la faim, à l’épuisement de nos ressources et à l’empoisonnement de nos vies.
Cependant, il se trouve que ces colons sont tout proches de vous et que leurs véhicules roulent sur vos routes. Les chasser est donc plus facile que la chasse des bisons ou des moutons.
Blâmer les uns et les autres ne vous excusera ni ne vous sauvera. Regardez la vérité en face : elle commence et prend fin avec les États-Unis, tout le reste n’étant que des détails dont nous nous occuperons le moment venu.
Pour conclure, je vous rappelle cette pensée d’Abû Nuwâs : « Ne me blâme pas car le blâme est tentation ». Ne vous trompez pas d’ennemi, notre mal et son remède sont à Al-Tanf.
Par Naram Sarjoun
Source : Réseau international ; traduit par Mouna Alno-Nakhal