Au Moyen-Orient, Trump parle de « repositionnement » de ses troupes. Qu’il ait au moins le courage de parler de « retraite », sinon de « débâcle » ! La Maison Blanche n’a pas le temps de s’occuper de l’Irak et de l’Afghanistan : elle a une autre guerre primordiale sur les bras, celle contre le coronavirus.
Peu de gens peuvent oublier les paroles de l’assistant du gouvernement de Tony Blair quelques heures après la destruction du World Trade Center le 11 septembre 2001 : « C’est une très bonne journée pour sortir tout ce que nous voulons enterrer », a écrit Jo Moore. Donald Trump pensait évidemment la même chose.
Alors que la pandémie de coronavirus envahit l’Amérique, il a ordonné aux troupes américaines d’abandonner trois bases militaires vitales en Irak pour leur éviter de subir de nouvelles attaques de combattants chiites irakiens soutenus par l’Iran.
Trump s’est toujours vanté de la nécessité du retrait de troupes ; mais là, il s’agit bel et bien d’une retraite. La ligne officielle, à savoir que les États-Unis «repositionnaient [sic] des troupes depuis quelques bases mineures », était presque aussi risible que l’abandon maritime final de Beyrouth par les États-Unis en 1984 après des mois sous le feu des milices chiites [qui ont notamment tué plus de 250 Marines en une seule opération martyre, attribuée au Hezbollah]. Il y a près de 40 ans, les Américains ont déclaré qu’ils « se redéployaient vers des navires au large ».
Comme pour le « redéploiement » de Napoléon depuis Moscou, je suppose. Ou le « redéploiement » britannique depuis Dunkerque face à l’avancée fulgurante de l’armée nazie. Désormais, les forces américaines vont « se repositionner » à partir de leurs bases (nullement mineures) à al-Qaim, Qayyarah et à la base K-1 près de Kirkouk en Irak. Comme pour le « repositionnement » de George Washington depuis Brooklyn Heights en 1776, je suppose, ou pour le « repositionnement » britannique depuis Kaboul en 1842.
En 1984, le Président Reagan a déclaré que les Américains ne « fuiraient pas » le Liban. Mais c’est ce qu’ils ont fait. En janvier de cette année, Trump a déclaré à propos de l’Irak : « Si nous partons, cela signifierait que l’Iran aurait un ancrage beaucoup plus grand [sic]. » Il tentait d’étouffer une lettre écrite par le Général de brigade du Corps des Marines William Seely qui venait de dire la vérité sur la stratégie américaine au directeur adjoint du Commandement des opérations conjointes irakiennes, le Général de division Abdul Amir. La coalition dirigée par les États-Unis, avait dit Seely à son homologue irakien, « va repositionner ses forces au cours des prochains jours et semaines pour se préparer à poursuivre son mouvement ».
Oups ! Les Généraux ne sont pas toujours censés dire la vérité. Mais en l’occurrence, Seely, évidemment un type honnête, n’a pas fui la réalité. Mais le Pentagone a tenté de la dissimuler. La lettre, a déclaré le Général Mark Milley, président des chefs d’état-major, a qualifié la lettre de Seely d’ « erreur ». Il s’agissait, a-t-il dit, d’une « mauvaise formulation » et de « retrait implicite » qui, selon lui, ne se produirait pas. Maintenant, nous savons que cette retraite se produit effectivement.
Retraite est exactement ce que voulait dire Seely. Loin d’être mal formulée, la lettre de Seely n’était que trop exacte. Mais c’est, je suppose, la vie d’un soldat sous Trump. Dites la vérité, et le menteur à la Maison Blanche vous fera gifler, avant de prouver que vous avez toujours dit la vérité.
La retraite d’Al-Qaim, révèle une vidéo des médias français, est une affaire plutôt désorganisée, avec des soldats américains qui replient des tentes couvertes de poussière à côté de trains de marchandises irakiens oubliés depuis longtemps,ayant déraillé lors des combats il y a quinze ans. Il y a à peine trois ans, les troupes américaines ici, et les Irakiens basés à leurs côtés, combattaient l’apocalyptique Daech. À l’extérieur, les Forces de mobilisation populaire chiites (PMF), dont les brigades alliées des Kataib Hezbollah combattaient également les mêmes djihadistes, ont assuré la liaison avec les Américains contre Daech via l’armée irakienne.
Ils étaient bien sûr soutenus par le Corps iranien des Gardiens de la Révolution. Un journaliste du service persan de la BBC s’est rendu à al-Qaim il y a 15 mois et a remarqué que la campagne environnante était désormais couverte de drapeaux des PMF.
Il y avait des attaques occasionnelles contre les Américains. Puis —folie de folies pour l’armée américaine en Irak, car elle était censée former l’armée irakienne qui intégrait maintenant les PMF— Trump, le grand commandant en chef qui ne se retirerait jamais d’Irak, a décidé d’assassiner le Général iranien Qassem Soleimani Et, peut-être encore plus stupidement, d’éliminer, avec Soleimani, le chef adjoint des PMF, Abu Mahdi al-Muhandis. C’est ainsi que le Pentagone a tué —ou assassiné, car les drones sont désormais les liquidateurs de choix lorsque les ennemis des États-Unis sont désignés pour la mort— le chef de la milice la plus éminente de l’armée irakienne, dont les hommes, jusqu’ici, encerclaient les bases américaines.
Toutes les nombreuses attaques contre les Américains depuis doivent être considérées à la lumière de la mort de ces deux hommes. Un mercenaire américain a été tué par des tirs de roquettes. Puis encore deux soldats américains et un soldat britannique à la base de Taji (qui ne figure pas —du moins pas encore— sur la liste des bases évacuées). Les Américains ont organisé des frappes aériennes contre les Kataib Hezbollah, tuant plus de deux douzaines de leurs hommes. Une attaque à la roquette a gravement blessé 34 Américains —tous ont subi des « traumatismes crâniens », selon le Pentagone— mais Trump a déclaré qu’aucun soldat n’avait été blessé. Suite aux tirs de missiles balistiques de l’Iran, une première depuis Pearl Harbor (mais l’administration américaine continue à défendre que l’Iran a été « dissuadé » par le meurtre de Soleimani), Trump avait prétendu la même chose au sujet des plus de cent soldats américains blessés : « J’ai entendu dire qu’ils avaient des maux de tête », a-t-il fait remarquer. Si un Président américain peut disqualifier si allègrement les blessures de ses propres forces militaires, bien sûr, il peut tout aussi facilement fermer une base ou deux. Ou trois.
Pour ajouter davantage d’affront, de mal et de mort à leurs attaques, les Américains ont ensuite attaqué l’aéroport de Karbala, en construction pour accueillir de futurs pèlerins vers ce sanctuaire chiite majeur et d’autres sites à travers l’Irak, tuant trois soldats du gouvernement de la 19e division de commandos de l’armée irakienne, deux policiers et un civil. Les gardiens du sanctuaire lui-même, consacré à l’Imam Hussein et à son frère Abbas dont il héberge les dépouilles, ont condamné cet assaut, et le ministère irakien des Affaires étrangères a déposé une plainte auprès du Conseil de sécurité des Nations unies. Les Américains ont prétendu que des armes de milices chiites étaient stockées sur le site de l’aéroport.
Mike Pompeo, le Secrétaire d’État, a menacé que « l’Amérique ne tolérera pas d’être soumise à des attaques », mais il semble surtout que ce sont les milices chiites qui ne toléreront pas davantage d’attaques. Après tout, étant dans leur propre pays, elles ne vont pas se « repositionner ». Mais les Américains si. Et quand un responsable du département américain de la Défense a déclaré à la BBC que la proximité des principales milices chiites de la base d’al-Qaïm était « un facteur clé dans le calcul de la décision de relocaliser les forces ailleurs », tout le monde a compris que les Américains avaient perdu.
Mais dans le monde inversé de Trumpland, il s’agit d’une nouvelle victoire. Comme l’accord américano-taliban de ce mois-ci pour retirer les troupes américaines d’Afghanistan, 8 500 d’entre elles dans les 135 jours, en échange d’une promesse de leurs guérilleros ennemis depuis 19 ans de maintenir al-Qaïda, Daech et d’autres djihadistes hors du pays. Les Américains disposeront encore de forces suffisantes, nous dit-on, pour mener des « opérations antiterroristes » contre ces derniers. Dans le jargon du Pentagone, une langue toujours dissociée de la vie réelle mais pas plus que les autres langues du le cimetière des empires, cela se dit « USFOR-A [Forces US en Afghanistan] est en voie d’atteindre les niveaux de force dirigée tout en conservant les capacités nécessaires. » Eh bien, comme on disait, allez dire cela aux Marines.
Oh oui, et si les Talibans tiennent parole, les Américains retireront le reste de leurs troupes dans les 14 mois. Et tout cela, nous devons nous en souvenir, se passe dans une nation si divisée que deux Présidents rivaux ont tenu des cérémonies d’intronisation rivales à Kaboul, à la manière des empereurs romains, bien que le pays puisse à peine contenir à la fois Rome et Byzance, se moquant ainsi de toute prétention américaine de créer la démocratie en Afghanistan.
Je me souviens encore du responsable américain, en 2002 —après que les Talibans ont été « détruits », rappelons-le— qui déclarait que cette nouvelle démocratie afghane n’était peut-être pas « Jeffersonienne » [cf. Thomas Jefferson, un des Pères fondateurs de la « démocratie » américaine]. Chacun peut supposer ce que ce père fondateur particulier aurait pensé de l’accord américano-taliban. Il aurait même pu hocher la tête du côté des Talibans.
Mais tout est conforme à « l’empreinte » américaine au Moyen-Orient. À un moment, on la voit, et l’instant d’après, elle a disparu. Après tout, cela ne fait pas si longtemps que Trump a déclaré qu’il n’abandonnerait pas les Kurdes de Syrie ; peu de temps après, il a abandonné les Kurdes de Syrie après qu’ils aient fini de se battre et de mourir pour l’Amérique dans la campagne contre Daech. Pauvres Kurdes. Pauvres Afghans aussi. Et pauvres Irakiens. Ils ne méritaient vraiment pas les Américains.
Les États-Unis, en tout cas, n’ont pas le temps de s’inquiéter pour eux. Ils ont encore une autre guerre sur les bras, contre ce coronavirus embêtant, semble-t-il. Et face à lui, il est impossible de se « repositionner » —ni même de battre en retraite.
Par Robert Fisk.
Sources : Independant ; traduction Le cri des peuples