Consanguine, déconnectée, inégalitaire: l’Ecole nationale d’administration (ENA), matrice des élites françaises qui a enfanté nombre de présidents et de grands patrons, pourrait être fermée par Emmanuel Macron en gage d’égalité des chances, telle que réclamée par les « gilets jaunes ».
L’ENA, souvent qualifiée de Harvard à la française, a formé quatre des six derniers présidents (Emmanuel Macron, François Hollande, Jacques Chirac et Valéry Giscard d’Estaing) mais aussi nombre des dirigeants des grands groupes français.
Véritable institution, elle favoriserait cependant l’entre soi d’une classe dirigeante déconnectée du peuple, selon ses détracteurs, dont beaucoup des « gilets jaunes » qui, depuis plus de cinq mois, descendent dans la rue pour réclamer plus de justice sociale et fiscale.
Jeudi, parmi les mesures visant à calmer cette fronde populaire, le président devrait annoncer la suppression de l’ENA, « en scalp aux gilets jaunes », comme l’écrit le quotidien Le Figaro.
Selon un sondage Harris Interactive-Epoka pour LCI, 63% des Français seraient favorables à la création d’une nouvelle école des services publics, plus ouverte sur la société actuelle.
« Dans le contexte des gilets jaunes, l’ENA est devenue le symbole de l’oligarchie toute puissante », souligne Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS et à Sciences Po. « Mais c’est un mauvais procès », dit le politologue à l’AFP. « En fait, il n’y a pas d’énarchie car il y a de moins en moins d’énarques au sein du gouvernement et de la haute fonction publique ».
En revanche, un vrai procès peut être fait à l’ENA sur le fait qu’elle « n’a pas su répondre à sa mission originelle qui était de diversifier les élites de la haute administration », reconnaît M. Rouban.
L’Ecole avait été créée en 1945 par le général de Gaulle pour, justement, démocratiser le recrutement des hauts fonctionnaires, grâce à la mise en place d’un concours d’accès unique.
« Une caste fermée »
Le but était de mettre fin à « un système de cooptation », rappelle son directeur, Patrick Gérard. Et avec succès, selon lui: l’actuelle promotion « ne compte aucun enfant d’énarque, de ministre ou de parlementaire » et un quart de boursiers de l’enseignement, souligne-t-il dans une tribune au Figaro.
« J’ai grandi en banlieue parisienne, j’ai travaillé dans la France rurale, j’ai été chômeur, ouvrier du bâtiment… », explique ainsi à l’AFP Alexandre Canesson, étudiant de l’ENA qui vient de terminer un stage ouvrier.
Soucieuse de s’ouvrir, l’école s’est installée à Strasbourg, afin de contrer les critiques sur un ethnocentrisme parisien, et a instauré un concours parallèle ouvert aux jeunes fonctionnaires.
Pour autant, le concours étudiant reste la principale porte d’entrée. Or, pour le réussir, « il faut obligatoirement passer » par des filières de prestige où les enfants de « la grande bourgeoisie ont plus de chances », souligne M. Rouban. « Il n’y pas de brassage social », tranche-t-il.
« On peut regretter que seuls 19 % des élèves actuels aient un parent ouvrier, commerçant, employé, agriculteur, artisan ou chômeur » et « il faut encore mieux faire », concède Patrick Gérard.
Les énarques forment « une caste fermée sur elle-même, souvent coupable d’arrogance, accuse Arthur Dehaene-Queffélec, également un ancien de l’ENA. « Il est vrai que ces maux se trouvent dans d’autres filières. Cela pose un problème plus grave encore dans le cas de fonctionnaires qui prennent des décisions pour toute la nation. Cela leur donne un devoir de compréhension et d’empathie », écrit ce professeur d’économie dans le quotidien Les Echos.
Pour autant, les Français sont bien ingrats dans leurs critiques, estime Jocelyn Caron, un Québécois ancien de l’ENA.
« La réalité est que tous les pays ont leur filière d’élite et que bien souvent l’argent y joue un grand rôle dans leur accès », souligne-t-il, rappelant l’ultra-dominance au Royaume-Uni du duo Oxford-Cambridge ou aux Etats-Unis de l’Ivy League (les huit plus prestigieuses universités américaines, dont Harvard) où les études coûtent environ 40.000 euros par an.
La scolarité à l’ENA est, elle, gratuite et les élèves sont payés 1.682,28 euros bruts par mois.
« Au moins, la France a réussi à atténuer considérablement le rôle de la richesse », ajoute le Québécois dans une récente tribune au Figaro.
Source: AFP