L’incident Barrack : un révélateur colonial.
Le 26 août dernier, Tom Barrack, envoyé spécial de Donald Trump pour la Syrie et le Liban, a provoqué une onde de choc à Beyrouth. En qualifiant de « bestiaux » des journalistes libanais venus l’interroger, et en leur intimant de « se taire » pour « agir de manière civilisée », il n’a pas seulement commis un dérapage verbal. Il a reproduit un schéma vieux de plusieurs siècles : celui du mépris colonial, où l’Occident s’arroge le droit de définir ce qui est civilisé ou non, et d’imposer sa supériorité supposée aux peuples du Sud.
Les réactions ont été immédiates. Militants, intellectuels et journalistes ont dénoncé un « pur réflexe colonial », rappelant que de tels propos ne relèvent pas de l’accident mais d’un imaginaire profondément enraciné dans la diplomatie occidentale. Comme le souligne Edward Said dans L’Orientalisme (1978), l’Occident construit depuis des siècles un récit qui dépeint l’Orient comme irrationnel, violent, chaotique et donc, justifiant son encadrement par l’Occident « rationnel » et « éclairé ».
La consanguinité idéologique occidentale.
On pourrait qualifier cette répétition du mépris de consanguinité idéologique : un enfermement intellectuel où l’Occident, incapable de se décentrer, recycle sans cesse les mêmes clichés racistes et paternalistes. Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre (1961), analysait déjà ce phénomène : « Le colonialisme n’est pas une machine, ni un corps doué de raison. C’est la violence à l’état de nature. » La « nature bestiale » n’est donc pas celle des peuples colonisés, mais bien celle des empires qui ont bâti leur prospérité sur la domination, l’exploitation et l’humiliation des autres.
Les guerres américaines au Moyen-Orient, de l’Irak à l’Afghanistan, en passant par le soutien indéfectible à l’occupation israélienne en Palestine, illustrent ce mécanisme. Ce sont les États-Unis et leurs alliés qui ont semé le chaos, provoqué des millions de morts et de déplacés, puis accusent les peuples victimes d’être « incapables de civilisation ».
Un complexe de supériorité institutionnalisé.
Le discours de Tom Barrack illustre une constante : le complexe de supériorité occidental. De manière structurelle, il traverse les sphères diplomatiques, médiatiques et académiques. Lorsqu’une conférence de presse américaine est houleuse, elle est interprétée comme la preuve d’une démocratie vivante ; lorsqu’elle a lieu à Beyrouth, elle devient le signe d’un « chaos bestial ».
Ces deux poids, deux mesures, relève d’une vision orientaliste classique, dénoncé par l’anthropologue Edward Said : l’Occident a besoin de représenter l’Orient comme l’Autre inférieur pour se maintenir dans sa position dominante. Derrière cette rhétorique se cache la volonté de justifier l’ingérence, la tutelle, voire la guerre.
L’inversion accusatoire : quand l’oppresseur blâme la victime.
Ce discours n’est pas seulement arrogant : il est aussi pervers. Car il inverse les responsabilités. Alors que les destructions massives en Irak, en Libye, en Syrie ou au Yémen portent largement la marque des interventions occidentales, ce sont les peuples arabes qui se retrouvent accusés de nourrir le chaos. Comme le souligne le professeur libano-américain Assad Abukhalil, « ces diplomates s’efforcent de prouver leur loyauté en allant jusqu’à l’extrême dans leur racisme et leur sionisme ».
L’écrivain palestinien Mosab Abou Toha, pour sa part, renvoie l’accusation à son expéditeur : ce ne sont pas les peuples arabes qui se comportent de manière « bestiale », mais bien les régimes qui bombardent, affament et colonisent. Le terme « bestialité », utilisé par Barrack, prend ainsi une résonance tragiquement ironique.
Déconstruire la consanguinité coloniale.
Cet épisode met en lumière une urgence : déconstruire les récits occidentaux et refuser de les internaliser. Car le danger n’est pas seulement que ces discours soient proférés. Il sont parfois repris par les élites locales fascinées par l’Occident.
La consanguinité idéologique de l’Occident, cette incapacité à penser l’Autre autrement qu’à travers des stéréotypes hérités du XIXe siècle, doit être mise à nu. Les intellectuels et journalistes arabes, africains et moyen-orientaux ont ici un rôle essentiel : non pas seulement réagir aux insultes, mais déconstruire le système de pensée qui les produit, en rappelant que la dignité et la souveraineté ne sont pas négociables.
Inverser le miroir.
En définitive, l’affaire Barrack n’est qu’un symptôme d’un mal plus profond. L’Occident, persuadé de sa supériorité, projette sur les autres peuples les travers qui sont en réalité les siens : violence, chaos, destruction. Comme dans un miroir inversé, ce qu’il reproche aux Arabes et aux Africains n’est que le reflet de sa propre histoire coloniale.
L’heure est venue de retourner ce miroir et d’affirmer, à l’instar de Fanon : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir. »
Notre mission est claire : briser le cercle consanguin des discours coloniaux et redonner aux peuples du Sud la voix et la dignité qui leur appartiennent.
Par Imad Badreddine.
Source: Al-Manar