Quatre jours se sont écoulés depuis les attentats terroristes de Téhéran, mais l’Iran n’a riposté par aucune « frappe chirurgicale » contre l’Arabie Saoudite – et, en principe, il n’y en aura aucune.
La direction politique a pointé un doigt accusateur en direction de l’Arabie Saoudite, des Etats-Unis et d’Israël. Le guide suprême Ali Khamenei a déclaré que les attentats terroristes « ne feront qu’augmenter la haine pour les gouvernements des États-Unis et de leurs larbins dans la région comme les Saoudiens. »
Cependant, l’Iran ne se précipite pas pour réagir, compte tenu de la crise générée par le bras de fer Arabie-Qatar qui est lourd de conséquences profondes pour la politique régionale.
Fait intéressant, l’Iran a signé un nouvel accord samedi avec Boeing, l’avionneur américain, pour l’achat de 30 avions de passagers dans un contrat de 3 milliards $, avec une option pour acheter 30 autres avions ultérieurement. Ce contrat se place au sommet des transactions de 16,6 milliards $ négociées en Décembre par Boeing.
Téhéran accumule la pression sur l’administration Trump parce que Boeing avait besoin de l’approbation du Trésor des États-Unis pour l’accord avec l’Iran. En d’autres termes, Téhéran espère attirer les Etats-Unis dans un processus d’engagement qui se renforce et s’élargit progressivement, ce qui fait dérailler le programme saoudo-israélien qui consiste à inciter une confrontation américano-iranienne.
L’Iran génère des affaires d’exportation pour les entreprises américaines, ce qui représente un potentiel de création de milliers d’emplois dans l’économie américaine. Ironiquement, cela devient un modèle de la doctrine de « l’Amérique d’abord » du président Trump. C’est une formule « gagnant-gagnant », parce que l’économie iranienne a également grand besoin des investissements et des capitaux occidentaux, en particulier l’industrie pétrolière. Sans compter que si les entreprises américaines commencent à opérer sur le marché iranien, cela donnera une nouvelle impulsion aux entreprises européennes et à l’industrie également.
Cela dit, la politique régionale de l’Iran reste sur la bonne voie, quelles que soient la tactique et la rhétorique de l’administration Trump pour maintenir la pression. L’Iran a marqué une victoire importante durant le week-end avec les forces gouvernementales syriennes appuyées par des milices soutenues par l’Iran en atteignant le point de passage stratégique à la frontière de l’Irak à Al-Tanf. (Voir l’article La lutte pour le contrôle de la frontière syro-irakienne.) Pour l’instant, la route qui pouvait permettre aux combattants du sud soutenus par les Américains de se déplacer dans la province stratégique de Deir Ezzor (qui est aussi riche en gisements de pétrole) tombe maintenant sous le contrôle des forces du gouvernement syrien.
Pendant ce temps, Téhéran rétablit des contacts de haut niveau avec les dirigeants du Hamas. Le samedi, le Hamas a annoncé qu’une délégation dirigée par son chef nouvellement élu Ismail Haniyeh (qui a récemment remplacé Khaled Méchaal) se rendra à Téhéran. Les liens de l’Iran avec le Hamas avaient été mis à rude épreuve après le départ de Méchaal de Damas (où il vivait en exil depuis plusieurs années) pour aller à Doha, une façon d’afficher sa solidarité avec le Qatar et la Turquie dans le conflit syrien.
La réunion du Hamas avec « l’axe de la résistance » de Téhéran est très importante, puisque le Hamas est une émanation des Frères musulmans et que le Qatar a été mis sous pression par l’Arabie Saoudite pour rompre ses liens avec les Frères. Cette rencontre cadre avec le soutien de l’Iran au Qatar dans son désaccord avec l’Arabie Saoudite, et renforce également la volonté de l’Iran pour un partenariat avec la Turquie. Le président turc Recep Erdogan continue à patronner le Hamas, bien que cela soit la principale pomme de discorde dans les relations turco-israéliennes.
D’autre part, le réchauffement des relations de l’Iran avec le Hamas exerce une pression sur l’Arabie Saoudite et Israël à un moment où le niveau d’entente mutuelle entre Riyad et Tel-Aviv a augmenté ces derniers temps, avec l’administration Trump cherchant à promouvoir activement l’idée d’une normalisation arabo-israélienne.
La thèse de Jared Kushner (gendre Juif orthodoxe de Trump et son principal conseiller sur la politique étrangère), qui est la politique actuelle des États-Unis au Moyen-Orient consiste en une approche «venant de l’extérieur» de la paix au Moyen-Orient – à savoir, la signature des traités de paix entre les Etats arabes et Israël pour générer la bonne volonté et de nouvelles relations diplomatiques, qui à leur tour contribueront à faire progresser le règlement palestino-israélien – plutôt qu’une approche traditionnelle «partant de l’intérieur» qui donne la primauté à la paix entre les Palestiniens et les Israéliens comme première étape nécessaire pour aboutir à la fin du conflit arabo-israélien.
La mission de Trump à Riyad le mois dernier était à la demande d’Israël, ce qui a créé la narrative qui veut que la peur existentielle de l’Iran pousse les monarchies arabes du Golfe et Israël à se rapprocher. Bien sûr, le calcul israélien est que les traités de paix entre les régimes arabes du Golfe et Israël (sur le modèle des traités de paix d’Israël avec l’Egypte et la Jordanie) finiront par rendre la cause palestinienne obsolète et apaiseront complètement la pression sur Israël pour accueillir les aspirations des Palestiniens et leur demande d’un état complètement indépendant.
De manière significative, en rendant compte de la prochaine visite du chef du Hamas, Haniyeh en Iran, l’influent journal Téhéran Times a fait l’observation suivante:
Alors que la crise syrienne a créé un fossé entre Téhéran et la Turquie depuis 2011, la querelle entre les califats arabes les ont conduits dans une alliance ad hoc que certains croient qu’elle représente la meilleure chance de se raccommoder.
La Turquie et l’Iran soutiennent le Qatar et ont des liens avec les Frères musulmans.
Qu’il suffise de dire que la volonté de l’Iran d’amener le Hamas dans «l’axe de résistance » risque de saper les plans qu’Israël était en train d’élaborer (via Kushner et Jason Greenblatt, autre Juif orthodoxe, associé à l’organisation de Trump.) Tous les trois pays – le Qatar, la Turquie et l’Iran – sentent que l’offensive actuelle américano-israélo-saoudienne contre le « terrorisme » est en fait la métaphore d’un tout assaut sur les Frères musulmans, l’étiquetant comme une organisation « terroriste », ce qui vise à terme à conduire le Hamas dans un vide politique et de ce fait éparpiller le mouvement de résistance palestinienne une fois pour toutes.
Ce qui est sûr, c’est que la Turquie et l’Iran ont pris note que, en fin de compte, le Moyen-Orient musulman a montré la réticence à se joindre au front anti-Qatar de l’Arabie Saoudite – y compris la Jordanie, qui reste neutre, recourant simplement à des décisions cosmétiques visant à la baisse des relations diplomatiques avec le Qatar, en dépit de son besoin de la bienveillance des Saoudiens. Bien sûr, la Turquie, l’Irak, le Liban, la Jordanie, le Koweït, Oman, l’Algérie, le Maroc, le Soudan et la Tunisie se sont ostensiblement dissociés de la stratégie saoudienne pour isoler le Qatar. En effet, la Turquie a rejeté avec force l’embargo saoudien contre le Qatar – « Nous n’abandonnerons pas nos frères qataris », a déclaré M. Erdogan lors d’un repas d’Iftar à Istanbul vendredi, dans un discours devant ses collègues du parti.
Par M K Bhadrakumar : Journaliste indien
Source: Réseau international