La fin de l’occupation du tiers de l’Irak par le groupe armé « État islamique » (Daech) et le retour de l’ensemble du territoire sous contrôle des forces gouvernementales n’apportent pas pour autant paix et stabilité en Mésopotamie.
Dans bien des provinces du sud, les gens ont pris la rue pour protester contre l’absence de services essentiels dont le pays souffre depuis plus d’une décennie. De plus, malgré l’unanimité de tous les partis par rapport aux résultats des dernières élections parlementaires, le choix d’un premier ministre ne sera pas une tâche facile. Mais il y a autre chose : les problèmes en Mésopotamie se poursuivent en raison du bras de fer qui s’intensifie entre l’Iran et les USA.
Haider Abadi, le premier ministre actuel, a cessé d’être le candidat favori de l’Iran, mais demeure celui des USA et de leurs partenaires régionaux au Moyen-Orient. La grande question reste à savoir qui arrivera à mettre en place « son » candidat. Ce sera l’Iran ou les USA? Les deux sont résolus à ne pas perdre et tous les moyens sont bons pour promouvoir le candidat de leur choix.
Le premier ministre par intérim Haidar Abadi parvient pour l’instant à absorber la colère de la population. Elle est sortie dans la rue pour protester contre l’absence d’emplois, le rationnement d’eau fraîche à Bassora (dans le sud) et les coupures d’électricité à répétition en pleine chaleur au sud et au centre de l’Irak, tout en se révoltant contre la corruption endémique dont l’Irak souffre depuis l’occupation US en 2003.
Certains manifestants ont détruit des établissements publics (dont l’aéroport de Nadjaf) et incendié des commerces et des maisons appartenant à certains membres du parlement et d’organisations locales, justifiant ainsi l’intervention des services de sécurité. Ceux-ci ont arrêté de nombreuses personnes et ont désigné un endroit précis où faire valoir leur liberté d’expression. Les services de sécurité ont rouvert toutes les routes fermées, y compris celles entre Bassora et le Koweït.
Bassora se démarque par sa situation sur un immense gisement pétrolier, le plus grand au monde, et par ses immenses ressources pétrolières et gazières. La ville produit en moyenne 3,2 millions de barils de pétrole par jour (b/j) et ses exportations sont estimées à 4,6 millions b/j à partir de son port au sud. Le pétrole tiré du gisement pétrolier de Rumaila, l’un des plus grands de Bassora (avec ses 340 puits de pétrole), est le plus pur qui soit. Cependant, malgré le haut rendement pétrolier du sud de l’Irak (dans les provinces de Bassora, DhiQar, Maysan, Muthanna et Wasit), la population locale en profite très peu et souffre encore aujourd’hui de l’absence de services essentiels.
L’Irak a vendu 3,84 millions b/j en juin et a augmenté sa production à 4,5 millions b/j le même mois, qui devrait atteindre 4,7 millions b/j en juillet, même si la limite de l’OPEP pour l’Irak a été fixée à 4,35 millions b/j.
Les partis politiques en Mésopotamie appellent le gouvernement à quitter l’OPEP et à se lancer dans une production quotidienne illimitée. Le pays a besoin d’argent et a investi des centaines de milliards de dollars pour combattre et défaire le groupe armé « État islamique » (Daech).
Malgré son importante production pétrolière et gazière, le sud de l’Irak a désespérément besoin d’électricité. Bassora et d’autres provinces reçoivent leur électricité de l’Iran, qui fournit des approvisionnements de réserve à l’Irak depuis 2012 : Khorramchehr approvisionne Bassora, Karkhah approvisionne Amara, Mirsad approvisionne Diyalaand, Serpil Zahab approvisionne Khaniqin. L’Irak souffre d’une pénurie d’électricité depuis 1990.
Après l’invasion US, la corruption au sein du gouvernement central et de nombreuses frappes terroristes sur les installations électriques ont entraîné une hausse considérable de coupures d’électricité variant de 20 à 8 heures par jour tous les jours, dans un pays où la température peut atteindre 58 degrés Celsius (j’ai connu pendant de nombreuses années la température de juillet, où il peut faire jusqu’à 49 degrés Celsius à l’intérieur quand il n’y a pas d’électricité. Les gens dormaient sur les toits pour quelques heures après minuit). À un certain moment, l’Iran a même cessé de fournir 1 200 MW d’électricité à l’Irak en raison de sa dette accumulée, qui dépassait le milliard de dollars.
C’est ici que les choses se gâtent :
L’Irak a remboursé 100 millions de dollars de sa dette à l’Iran, mais se heurte aux sanctions américaines imposées contre l’Iran. L’Irak sous Abadi serait prêt à se conformer aux mesures américaines. Des sources liées au bureau du premier ministre ont indiqué que « les USA cherchent à remplacer l’approvisionnement iranien en électricité en faisant pression sur les deux principaux pays voisins (Arabie saoudite et Koweït) pour qu’ils aident l’Irak à répondre à ses besoins essentiels, et en les invitant à offrir leurs capacités structurelles à Abadi. L’idée, c’est de tasser l’Iran et limiter son influence en Mésopotamie ».
En effet, les ambassadeurs américains basés au Moyen-Orient et l’envoyé spécial du président des USA en Irak Brett McGurk font de leur mieux pour convaincre les pays du Golfe de soutenir Haidar Abadi et Moqtada al-Sadr et promouvoir leur candidature pour qu’ils prennent le pouvoir au sein du nouveau gouvernement qui sera formé et s’opposent à l’Iran et à ses alliés en Irak. Ils demandent aux pays voisins d’approvisionner l’Irak en électricité (à la place de l’Iran) pour que l’économie iranienne n’en profite pas.
« L’envoyé des USA Brett McGurk nous a rendu visite à Bagdad pour nous demander de soutenir Moqtada et Abadi au sein d’une même coalition afin de réélire le premier ministre actuel. Nous lui avons dit que Moqtada al-Sadr est imprévisible et qu’il ne peut être considéré comme fiable. Votre politique (celle des USA) en Irak a toujours échoué et vos choix ne sont pas dans nos intérêts », ont dit deux des plus hautes autorités politiques sunnites en Irak que l’envoyé des USA est allé voir. L’ambassadeur McGurk n’aurait apparemment pas apprécié cette réponse inattendue selon les sources : si les dirigeants irakiens ne se pliaient pas aux « recommandations » des USA, il les a menacés de représailles.
« Nous avons dit à l’ambassadeur Brett que s’il nous menaçait, il n’obtiendra aucune collaboration de notre part, ce qui entraînera des résultats négatifs pour tous », ont affirmé les sources. Les sunnites ne sont d’ailleurs pas les seuls à refuser de soutenir Moqtada et Abadi. L’envoyé des USA s’est rendu aussi au Kurdistan, où il a obtenu des réponses similaires de la part des responsables kurdes.
Les USA comptent aussi sur les chefs de partis chiites, notamment Sayyed Ammar al-Hakim, qui semble le plus docile de tous ceux qui ont été pressentis en ayant offert sa pleine collaboration.
On dirait bien que les chances de renouveler le mandat de Haidar Abadi pour quatre autres années s’amenuisent de jour en jour. L’Iran et ses alliés, ou peut-être même les partis opposés aux USA parmi les chiites, les sunnites et les Kurdes, prédominent. Il n’y a pas si longtemps, l’Iran et les USA s’entendaient sur un seul candidat, le premier ministre actuel Haidar al-Abadi. Aujourd’hui, les USA ont déclaré une guerre économique à l’Iran pour compromettre ses capacités et affecter le peuple iranien et sa monnaie locale. L’embargo commencera vraiment à s’imposer en août et s’intensifiera en novembre.
Par conséquent, l’Iran ne peut accepter la formation d’un gouvernement qui lui est hostile à Bagdad et les USA acceptent mal de voir l’Irak du côté de l’Iran, d’autant plus que cela mine l’efficacité de leur embargo « unilatéral ». L’Irak peut aider l’Iran à vendre son pétrole et augmenter ses échanges commerciaux avec Téhéran, ce qui nuit au plan de Donald Trump visant à forcer en quelque sorte la soumission de la « République islamique ».
De plus, les USA sont très préoccupés par les forces de sécurité irakiennes, les Hachd al-Chaabi, créées en 2014 pour combattre Daech, en réponse à l’appel au djihad du grand ayatollah Sistani contre le groupe terroriste (accusées à tort d’être à la solde de l’Iran). Ces forces ont pris position le long de la frontière entre l’Irak et la Syrie.
Le 18 juin, des avions israéliens ont bombardé et détruit le QG des forces de sécurité irakiennes à la frontière avec la Syrie. Les Hachd occupaient cette position pour surveiller les mouvements de Daech entre la Syrie et l’Irak. Étant donné la présence de Daech dans la zone contrôlée par les USA au nord-est de la Syrie, aucune force terrestre régulière, qu’elle soit syrienne ou irakienne, n’est autorisée à attaquer et à poursuivre Daech sur le territoire contrôlé par les USA.
C’est ce qui a amené les Hachd al-Chaabi à :
+ proférer une menace sans équivoque aux forces US, en promettant de riposter à la frappe contre leurs forces qui a causé la mort de 24 membres de la sécurité irakienne. Les Hachd estiment que ce sont les USA qui contrôlent le ciel au-dessus de l’Irak et qu’à ce titre, aucune attaque israélienne ne peut s’être produite sans autorisation des USA. Les forces irakiennes vont sans aucun doute maintenir leur droit de riposte si jamais la balance du pouvoir en Mésopotamie change et que le gouvernement irakien décide de s’allier aux USA contre l’Iran.
+ encercler toute la zone où Daech est basé. Les Hachd ont même poussé plus loin : en accord avec l’armée syrienne, les forces des deux pays ont encerclé la base US à al-Tanf afin de limiter le mouvement des forces rebelles qui s’y trouvent.
L’armée américaine a imposé une zone de sécurité de 50 milles (80 km) autour de ses bases en Syrie et en Irak. Les deux pays la respectent, mais elles ont mis en place des forces statiques autour de ces bases, ce qui donne vraiment l’impression que les forces US ne sont pas les bienvenues, puisque leur rôle se limite à occuper une partie du territoire syrien et à empêcher les échanges commerciaux entre la Syrie et l’Irak. Daech n’est pas présent au poste-frontière d’al-Tanf à l’est.
De plus, les commandants des Hachd croient que les USA cherchent à établir plusieurs bases militaires en Irak, plus particulièrement à proximité de sa frontière avec la Syrie. Les forces de sécurité irakiennes se croient capables de contrecarrer toute résurrection ou attaque de Daech, ce qui rend inutile l’établissement de la moindre base militaire dans le pays. Pour les commandants des Hachd, l’existence d’une coalition militaire dirigée par les USA n’a plus sa place, car la présence d’instructeurs et l’échange d’expériences et de renseignements dans la lutte contre le terrorisme suffisent amplement.
À de nombreuses reprises par le passé, Abadi a voulu limoger le chef adjoint des Hachd al-Chaabi, Jamal Jaafar Mohammad Ali, alias Abou Mahdi al-Mohandes. C’est l’homme de l’Iran, « ce qui en dit long ». Cependant, le premier ministre irakien n’est pas aujourd’hui en mesure de provoquer une réaction contre lui au sein des Hachd al-Chaabi, un groupe qui est très populaire en Irak.
Voilà pourquoi Abadi s’est rendu au QG des Hachd pour rencontrer Mohandes et faire taire les rumeurs (pour le moment). Chacun sait parmi les décideurs que les USA acceptent le rôle des Hachd et leur inclusion au sein des forces de sécurité irakiennes, sauf qu’ils aimeraient que Mohandes quitte le pouvoir.
Les USA poursuivent constamment leur bras de fer les opposant à l’Iran en Mésopotamie et au Levant. Ils tentent de réduire la marge de manœuvre de l’Iran au Moyen-Orient en vue de l’imposition de leur embargo avant la fin de l’année. Les USA ont même accepté de promouvoir la candidature de Moqtada al-Sadr, celui-là même qui est responsable de la mort de nombreux soldats américains durant leur occupation du pays entre 2003 et 2011!
Si Moqtada a gagné des points, c’est parce qu’il s’est prononcé contre l’Iran à quelques reprises et s’est rendu dans certains pays voisins, l’Arabie saoudite et les Émirats, qui nourrissent une animosité contre l’Iran.
Dans les faits, Moqtada n’est pas plus favorable aux Américains qu’aux Saoudiens, mais cherche à se donner une identité personnelle et à endosser le rôle de guide suprême en Irak. Cependant, s’il s’est imposé en Mésopotamie, ce n’est pas grâce à son charisme (il en manque), mais par la terreur silencieuse qu’inspirent les militants de la « Saraya al Salam » qu’il dirige, par leurs manifestations ou leur intimidation. Cela fait de lui une personnalité que l’on craint.
Moqtada a demandé refuge en Iran à de nombreuses reprises durant l’occupation de l’Irak par les USA et le général Qassem Soleimani du Corps des Gardiens de la révolution islamique l’a financé pendant des années. Aujourd’hui encore, il se réunit avec le général iranien et lui demande de l’inclure, plutôt que l’isoler, dans toute grande coalition qui devrait former le nouveau gouvernement.
Abadi et Moqtada sont en train de créer, de concert avec le parti al-Hikma de Sayyed Ammar al-Hakim, une coalition possible opposée à une autre coalition au sein de la communauté chiite dirigée par Nouri al-Maliki et Hadi al-Ameri. Les chances d’Abadi diminuent progressivement aux yeux de nombreux dirigeants irakiens, qui s’attardent sur deux noms, Ameri et Faleh al-Fay’yad, le chef des Hachd al-Chaabi, pour diriger le nouveau gouvernement.
Le dernier mot n’a pas encore été prononcé, mais cela devrait se faire d’ici la fin de l’été. Qui va l’emporter? Les USA et une partie des voisins de l’Irak, qui soutiennent Abadi, ou l’Iran, qui arrive à détourner des candidats de l’orbite des USA?
Par Elijah J. Magnier
Source: ejmagnier.